Analyse de l'arrêt TF 5A_18/2020 (f)

François Bohnet, Avocat spécialiste FSA droit du bail, LL.M., Dr en droit, Professeur à l'Université de Neuchâtel

Mais que veut donc dire « conclure reconventionnellement au divorce » ?

I. Objet de l’arrêt

L’arrêt 5A_18/2020 s’intéresse aux conclusions reconventionnelles en matière de divorce. Il prolonge les réflexions de l’ATF 142 III 713 sur ce thème et retient que le demandeur en divorce ne peut pas obtenir le classement du dossier en retirant sa demande lorsque le défendeur a accepté le principe du divorce.

II. Résumé de l’arrêt

A. Les faits

Le 30 août 2016, le mari A. a saisi le Tribunal de première instance de la République et canton de Genève d’une requête unilatérale en divorce fondée sur une vie séparée depuis plus de deux ans. Il a pris des conclusions tendant, outre au prononcé du divorce, au constat de l’absence de logement conjugal à attribuer, à l’attribution en sa faveur de l’autorité parentale et de la garde des enfants alors mineures, tout en réservant un large droit de visite à son épouse, au versement par son épouse d’une contribution à l’entretien des filles et à son propre entretien ainsi qu’à la restitution par son épouse de certains bijoux, le régime matrimonial étant liquidé pour le surplus.

Lors de l’audience de conciliation du 11 septembre 2017, B. a déclaré être séparée de son époux depuis le mois de décembre 2015, et non depuis décembre 2012. Elle était néanmoins d’accord de divorcer.

Invitée à se déterminer par écrit, B. a répondu à la demande en divorce, concluant notamment au prononcé du divorce, à l’octroi d’un droit d’habitation sur le logement familial de U., au maintien de l’autorité parentale conjointe, à ce que la garde des enfants lui soit confiée, à l’allocation d’une contribution d’entretien en faveur des enfants ainsi que pour elle-même et à ce qu’A. soit condamné à lui verser les montants de 935’947 CHF, 362’240 USD et 399’925 EUR à titre de restitution des sommes qu’il lui avait empruntées, et cela fait, à ce qu’il soit constaté que le régime matrimonial des époux était liquidé.

Le Tribunal a tenu une seconde audience le 11 avril 2018, au cours de laquelle il a ordonné un nouvel échange d’écritures. Par réplique du 18 juillet 2018 et duplique du 30 novembre 2018, les parties se sont déterminées sur quelque 50 pages chacune, maintenant leurs positions et actualisant leurs conclusions.

Durant la procédure, le Tribunal a sollicité des avances de frais (...). Après que A. s’était vu impartir un

ultime délai de grâce pour procéder au paiement des avances de frais, sous peine d’irrecevabilité, le Tribunal a, par jugement du 12 mars 2019, déclaré irrecevable la demande en divorce formée par A. le 30 août 2016 (ch. 1 du dispositif), mis les frais judiciaires, par 30’000 fr., à la charge de ce dernier (ch. 2), dit qu’il n’était pas alloué de dépens (ch. 3) et débouté les parties de toute autre conclusion (ch. 4).

Statuant par arrêt du 6 novembre 2019, la Chambre civile de la Cour de justice genevoise a admis l’appel formé par B. contre le jugement du 12 mars 2019. Celui-ci a été réformé en ce sens que le ch. 4 de son dispositif était annulé et que la cause était renvoyée au Tribunal pour reprise de la procédure et traitement des conclusions de B. Le jugement a été confirmé pour le surplus.

A. a formé un recours en matière civile au Tribunal fédéral contre l’arrêt du 6 novembre 2019, concluant à ce que le jugement du 12 mars 2019 est maintenu.

Le recours a été rejeté.

B. Extraits des considérants

3.

Le recourant soutient que les conclusions prises en première instance par l’intimée – quant au prononcé du divorce et à ses effets accessoires – auraient dû suivre le sort de la demande principale et donc être déclarées irrecevables. En particulier, se prévalant de l’arrêt publié aux ATF 142 III 713, il fait valoir que les conclusions de l’intimée ne constituaient pas des conclusions reconventionnelles et ne pouvaient dès lors pas être jugées de manière indépendante de la demande principale qu’il avait formée unilatéralement en application de l’art. 114 CC.

3.1.

3.1.1. Aux termes de l’art. 114 CC, un époux peut demander le divorce lorsque, au début de la litispendance ou au jour du remplacement de la requête par une demande unilatérale, les conjoints ont vécu séparés pendant deux ans au moins.

Saisi d’une demande unilatérale de divorce, le tribunal cite les parties aux débats et vérifie l’existence d’un motif de divorce (art. 291 al. 1 CPC). Si le motif de divorce est avéré, le tribunal tente de trouver un accord entre les époux sur les effets du divorce (art. 291 al. 2 CPC). Si le motif du divorce n’est pas avéré ou qu’aucun accord n’est trouvé, le tribunal fixe un délai au demandeur pour déposer une motivation écrite. Si le délai n’est pas respecté, la demande est déclarée sans objet et rayée du rôle (art. 291 al. 3 CPC).

L’art. 292 al. 1 CPC prévoit que la suite de la procédure est régie par les dispositions relatives au divorce sur requête commune, à condition que les époux aient vécu séparés pendant moins de deux ans au début de la litispendance (let. a) et qu’ils aient accepté le divorce (let. b). L’acceptation peut être implicite, en particulier lorsqu’un conjoint dépose lui-même une demande en divorce, devant le même ou un autre juge, dans une cause interne ou internationale. Ce qui est déterminant c’est qu’il n’y a plus de doute sur le fait que les deux époux veulent le divorce, c’est-à-dire qu’il y ait un accord sur le principe même du divorce (ATF 139 III 482, consid. 3, p. 484 s. ; 137 III 421, consid. 5.3, p. 424).

3.1.2. La reconvention est une action introduite par le défendeur contre le demandeur dans un procès pendant. Ce n’est pas un moyen de défense, mais une véritable action qui poursuit un but propre (cf. art. 224 CPC; ATF 142 III 713, consid. 4.2, p. 716 ; 124 III 207, consid. 3a, p. 208). La reconvention présuppose que le défendeur conteste le bien-fondé de la prétention réclamée dans la demande principale et partant conclut à son rejet, alors que, de son côté, il forme une nouvelle demande (arrêt 4A_317/2019 du 30 juin 2020, consid. 1.3.1 et les références citées).

Il ne peut y avoir de demande reconventionnelle en ce qui concerne le principe du divorce quand la dissolution du mariage repose sur un seul et même motif, les parties visant alors le même but (ATF 142 III 713, consid. 4.2, p. 716 s.). Cela étant, lorsqu’en pareil cas, le défendeur conclut également au prononcé du divorce et prend ses propres conclusions quant aux effets accessoires, il dispose d’un droit propre à ce que le juge statue sur le divorce. Le jugement de divorce concerne dès lors la demande de divorce des deux époux, aussi bien celle du demandeur que celle du défendeur (ATF 142 III 713, consid. 4.3.3, p. 719).

3.1.3. Le principe de la bonne foi (art. 2 al. 1 CC) et l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC) sont des principes fondamentaux de l’ordre juridique suisse (art. 5 al. 3 Cst.). Ils s’appliquent aussi en procédure civile, loi dans laquelle ce principe est désormais codifié à l’art. 52 CPC. Il s’adresse à tous les participants au procès, parties et juge (ATF 132 I 249, consid. 5, p. 252). Constitue notamment un abus de droit l’attitude contradictoire d’une partie. Lorsqu’une partie adopte une certaine position, elle ne peut pas ensuite soutenir la position contraire, car cela revient à tromper l’attente fondée qu’elle a créée chez sa partie adverse ; si elle le fait, c’est un venire contra factum proprium, qui constitue un abus de droit qui ne mérite pas la protection du droit (ATF 140 III 481, consid. 2.3.2 et les références citées ; arrêt 5A_570/2017 du 27 août 2018, consid. 6.1).

3.2. En l’espèce, il faut concéder au recourant que l’intimée n’a pas pris de conclusion reconventionnelle tendant au prononcé du divorce pour un motif autre que celui invoqué par le recourant à l’appui de sa demande unilatérale (en l’occurrence l’art. 114 CC). Il n’en demeure pas moins que, lors de l’audience de conciliation du 11 septembre 2017, puis de sa réponse écrite subséquente, l’intimée avait également conclu au prononcé du divorce, se prévalant alors précisément de l’accord du recourant à cet égard. L’invocation par l’intimée des art. 112 CC et 292 al. 1 CPC permet en effet de déduire que celle-ci, qui soutenait avoir vécu séparée de son époux depuis moins de deux ans – soit depuis décembre 2015 –, entendait que la procédure se poursuive selon les dispositions relatives au divorce sur requête commune en cas d’accord partiel. L’intimée avait du reste pris ses propres conclusions sur les effets accessoires du divorce, conformément à ce que l’art. 286 al. 2 CPC prévoit, sans que celles-ci revêtissent un caractère subsidiaire à celles du recourant.

Cela étant, les constatations de la cour cantonale ne permettent pas de déduire qu’à un moment ou à un autre de la procédure, le recourant avait pour sa part contesté l’existence d’un commun accord sur le principe du divorce, ni encore qu’il était revenu sur sa volonté de divorcer. Il est à cet égard relevé que la procédure cantonale a duré plus de trois ans, que les parties se sont exprimées à plusieurs reprises, tant sur les diverses requêtes de mesures provisionnelles que sur le fond (cf. arrêt attaqué, consid. 2.2, p. 9). Dans ce contexte, sauf à consacrer un abus de droit proscrit par la loi, il ne saurait être admis que le recourant puisse se prévaloir de l’irrecevabilité de sa demande en raison de circonstances qui lui sont imputables – en l’occurrence l’absence de paiement des avances de frais requises dans le délai imparti (cf. art. 101 al. 3 CPC) – pour en déduire la caducité des conclusions prises par l’intimée. Au contraire, il faut admettre que cette dernière dispose d’un droit propre à ce qu’il soit statué sur le divorce (cf. ATF 142 III 713, consid. 4.3.3, p. 719), celle-ci ayant pris ses propres conclusions tant quant au prononcé du divorce – en se fondant à cet égard sur l’accord du recourant (cf. art. 112 al. 1 CC) – qu’à ses effets accessoires.

Au surplus, en tant que la cour cantonale a renvoyé la cause à l’autorité précédente pour « reprise de la procédure » et « traitement des conclusions de [l’intimée] », on ne voit pas qu’il est d’emblée exclu que, dans ce cadre, une avance de frais soit requise de cette dernière, ni que, le cas échéant, le recourant soit encore autorisé à se déterminer sur les conclusions prises par l’intimée.

4.

Au vu de ce qui précède, le recours doit être rejeté dans la mesure de sa recevabilité.

III. Analyse

Il n’est pas rare que le conjoint défendeur à la procédure de divorce, acquis au principe du divorce, craigne que le demandeur ne décide à un moment ou l’autre de la procédure de retirer sa demande, ce qui entraînerait le classement du dossier et la nécessité pour ce défendeur de réintroduire une demande unilatérale. C’est sans doute pour cette raison – à moins qu’il s’agisse là d’un simple réflexe procédural – que les réponses comprennent souvent une conclusion visant le prononcé du divorce, parfois avec la mention « à titre reconventionnel ». Dès lors que la demande vise au divorce, il ne peut y avoir de conclusion reconventionnelle visant au même prononcé et pour le même motif, faute d’extension de l’objet du litige, celui-ci étant défini par le complexe de faits et les conclusions de la demande (ATF 139 III 126). Cette conclusion « reconventionnelle » doit être interprétée selon l’intention réelle de son auteur : l’accord quant au principe du divorce. Il y a donc une conclusion conjointe sur le principe du divorce, faute de possibilité d’acquiescement au sens de l’art. 241 al. 2 CPC (voir CR CPC-TAPPY, art. 241 N 10).

Lorsque le couple est séparé depuis plus de deux ans, et que le motif du divorce est donc avéré, cet accord sur le principe du divorce n’a pas pour effet de faire basculer la procédure dans celle prévue en cas de requête commune. Nous l’avions relevé dans la newsletter de décembre 2016 (FRANÇOIS BOHNET, Retrait de la demande unilatérale en divorce ; analyse de l’arrêt du Tribunal fédéral 5A_62/2016 ; voir aussi CR CPC-TAPPY, art. 292 N 12), si l’on est alors très proche de la requête commune en divorce en cas d’accord partiel au sens de l’art. 112 CC, l’art. 292 al. 2 CPC empêche de traiter la procédure selon les dispositions sur le divorce sur requête commune. Cet alinéa n’a en réalité plus de sens, puisqu’il s’expliquait par le fait que sous l’ancien droit, les époux devaient confirmer par écrit leur consentement au divorce, deux mois après leur audition devant le juge (art. 111 al. 2a CC, abrogé avec effet au 1er février 2010). Or, si la procédure était conduite selon les dispositions sur la procédure en cas d’accord partiel, le fait que le demandeur ne confirme pas sa volonté de divorcer aurait pour effet le rejet de la requête commune de divorce et la fixation à chaque époux d’un délai pour introduire une demande unilatérale, la litispendance et, le cas échéant, les mesures provisionnelles étant maintenues pendant ce délai (art. 288 al. 3 CPC). Il est donc juste de retenir qu’en cas de retrait de la demande dans une procédure unilatérale avec accord sur le principe du divorce pour un motif avéré, les conclusions de la réponse demeurent, et représentent en quelque sorte l’action en divorce envisagée par l’art. 288 al. 3 CPC. On peut donc se référer à la systématique légale et au mécanisme faisant suite à l’accord sur le principe du divorce (le Tribunal fédéral mentionne d’ailleurs l’art. 112 al. 1 CC) avant d’invoquer l’interdiction de l’abus de droit sur lequel semble avant tout se fonder l’arrêt commenté.

On notera que dans le cas d’espèce, le motif du divorce ne semblait pas avéré, puisque la défenderesse contestait que la séparation du couple remonte à deux ans et qu’il y avait apparemment un doute sur le délai de séparation de deux ans de l’art. 114 CC. A priori, la suite de la procédure devait donc être régie par les dispositions relatives au divorce sur requête commune (art. 288 al. 2 CPC), les conditions de l’art. 292 CPC étant réunies (CPra Matrimonial-BOHNET, art. 292 CPC N 6).

Divorce

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Procédure

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