Analyse de l'arrêt TF 5A_336/2023 (d)
31 octobre 2024
Partage de la prévoyance après divorce : le sort du versement anticipé dans le cadre de l’encouragement à la propriété du logement
I. Objet de l’arrêt
L’arrêt traite de deux questions en lien avec le partage de la prévoyance après divorce lorsque l’un des deux conjoints touchait déjà une rente de vieillesse au moment de l’ouverture de la procédure. La première question est celle de la quotité de la rente devant être attribuée à l’autre conjoint ; la seconde question porte sur le partage d’un montant investi par l’époux pour l’achat d’un immeuble dans le cadre de l’encouragement à la propriété du logement (EPL), immeuble demeurant en sa propriété après la liquidation du régime matrimonial, les époux ayant été mariés sous le régime de la séparation de biens.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
B., née en 1972, et A., né en 1953, se sont mariés en 1998, sous le régime de la séparation de biens. Ils ont eu une fille, désormais majeure. A. a atteint l’âge de référence AVS en 2018. Il touche depuis lors une rente de vieillesse LPP mensuelle de CHF 1'106.35.
A. a ouvert action en divorce en mars 2020. Les époux se sont partiellement entendus sur les effets accessoires de leur divorce, sous réserve de l’entretien après divorce et du partage de la prévoyance professionnelle. En appel puis devant le Tribunal fédéral, seul ce dernier point demeurait litigieux.
S’agissant du partage de la rente de vieillesse LPP de l’époux, les juges de première instance avaient uniquement attribué à l’épouse un montant de CHF 392.80 par mois, sur une rente mensuelle totale de CHF 1'106.35. En appel, le tribunal cantonal a corrigé ce calcul et attribué à l’épouse une part de CHF 509.80. Il a en outre condamné l’époux à verser à l’épouse un montant de CHF 112'801.10 « en application de l’art. 124e al. 1 LPP ».
Le Tribunal fédéral a validé l’arrêt cantonal s’agissant du premier point. S’agissant du second, il a confirmé, sur le principe, que le versement anticipé dont l’époux avait bénéficié pour l’acquisition d’un immeuble (EPL) était soumis à partage, et il a renvoyé l’affaire à l’autorité cantonale pour qu’elle détermine la quotité de ce dernier.
B. Le droit
1. Le partage de la rente LPP après divorce (c. 3)
En application de l’art. 124a LPP, si, au moment de l’introduction de la procédure de divorce, l’un des époux perçoit une rente d’invalidité alors qu’il a déjà atteint l’âge de référence réglementaire ou perçoit une rente de vieillesse, le juge apprécie les modalités du partage de cette rente (al. 1) ; il doit tenir compte en particulier de la durée du mariage et des besoins de prévoyance de chacun des époux (al. 2).
Les juges cantonaux, mettant de côté la table proposée par le Conseil fédéral dans le message accompagnant la révision du droit du partage de la prévoyance (FF 2013 4341 ss), qui n’est pas contraignante, ont privilégié une approche concrète. Connaissant le montant de l’avoir de prévoyance accumulé par l’époux à la date du mariage et celui de cet avoir à la date de l’ouverture de la procédure de divorce, ils ont déterminé que 92,161 % de la prévoyance avait été accumulée pendant le mariage, et qu’il convenait par conséquent de partager par moitié un pourcentage équivalent de la rente perçue par l’époux. Le montant à partager s’élevait ainsi à CHF 1'019.60, ce qui représentait un montant de CHF 509.80 à attribuer à l’épouse (c. 3.1). L’époux recourant ayant échoué à démontrer que l’état de fait aurait été établi de manière erronée ou que les juges cantonaux auraient, de toute autre manière, versé dans l’arbitraire, le Tribunal fédéral a confirmé cette analyse (c. 3.2 et 3.3).
2. Le partage des avoirs de prévoyance investis dans un immeuble (c. 4)
Les juges cantonaux ont retenu que le partage de la prévoyance conformément à l’art. 123 CC n’était plus possible dès lors qu’un cas de prévoyance était déjà survenu au moment de l’ouverture de l’action en divorce. L’époux recourant ayant investi son avoir de prévoyance LPP, à concurrence de CHF 225'602.20, dans l’achat d’un logement dont il était seul propriétaire et dont il n’avait pas pu être tenu compte lors de la liquidation du régime matrimonial, les époux ayant opté pour la séparation de biens, une indemnité équitable était due, en vertu de l’art. 124a al. 1 LPP. Le recourant n’ayant pas démontré en quoi un partage par moitié s’avérait inéquitable, le montant de l’indemnité due à l’épouse a été fixé à CHF 112'301.10 (c. 4.1).
L’époux recourant contestait, sur le principe, que les avoirs investis dans le cadre de l’EPL aient été soumis au partage. Il faisait valoir que ces avoirs étaient sortis du champ de la prévoyance professionnelle au moment où le cas de prévoyance était survenu, et que les époux avaient expressément convenu n’avoir aucune prétention l’un contre l’autre au titre de la liquidation du régime matrimonial. Il contestait, subsidiairement, la quotité du partage (c. 4.2).
Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord le but de l’art. 124e CC, qui indique de quelle manière il convient d’exécuter le partage de la prévoyance lorsque l’on ne peut, pour ce faire, recourir aux avoirs de prévoyance (al. 1). Il en va notamment ainsi lorsque les avoirs de prévoyance ont été investis dans un immeuble (EPL) et qu’il n’est pas possible d’en tenir compte dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial (c. 4.3.1). Le Tribunal fédéral rappelle ensuite les règles applicables au régime de la séparation de biens, précisant qu’il n’y a alors pas de créances réciproques, chaque époux reprenant ce qui lui appartient et la discussion se limitant en général au règlement des dettes. Si un cas de prévoyance est survenu avant l’introduction de la procédure de divorce, le montant investi dans l’immeuble (EPL) perd son but de prévoyance (cf. art. 30e al. 3 let. b et c LPP), de sorte qu’un partage n’est plus possible. Si l’on ne peut pas tenir compte de cela dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial, alors il faut le compenser au moyen de l’indemnité équitable prévue par l’art. 124e LPP (c. 4.3.2).
L’indemnité équitable de l’art. 124e LPP a pour but de compenser le fait que les avoirs investis dans l’immeuble (EPL) sont soustraits au partage de la prévoyance, ce qui diminue d’autant le capital sur la base duquel la rente de vieillesse a été calculée. Pour fixer le montant de l’indemnité, il convient dès lors dans un premier temps de déterminer le montant de la rente qui aurait été générée par ce capital s’il était demeuré dans le deuxième pilier. Selon l’art. 30c al. 6 LPP, le montant versé dans le cadre de l’EPL doit être considéré comme une prestation de sortie, et partagé conformément à l’art. 123 CC et aux art. 22 à 22b LFLP, étant précisé qu’il ne porte pas intérêt (art. 22a al. 3 LFLP. Cf. également art. 30d al. 5 LPP). Le montant de l’indemnité équitable doit donc être fixé sur la base de la valeur nominale du montant investi dans l’immeuble pendant le mariage (c. 4.3.3).
Le cas de prévoyance étant, en l’espèce, survenu avant la dissolution du mariage, il faut encore déterminer dans quelle mesure le montant du versement anticipé (EPL) aurait généré des prestations versées après le divorce. En effet, s’agissant des prestations hypothétiques sans le versement anticipé, il faut distinguer entre celles qui auraient été versées entre la survenance du cas de prévoyance et le divorce, et celles qui auraient été versées après le divorce. S’agissant des premières, l’épouse ne subit en effet aucun préjudice de prévoyance du fait du versement anticipé.
Dans un deuxième temps, il est donc nécessaire de déterminer la mesure dans laquelle le capital versé dans le cadre de l’EPL aurait généré des prestations versées après le divorce. Le supplément de rente qui aurait été versé sans le versement anticipé (EPL) doit, pour cela, être capitalisé à la date déterminante pour le partage, au moyen des Tables de capitalisation (table M1x en l’espèce). La différence entre le capital ainsi calculé et le montant nominal du versement anticipé (EPL) doit être attribuée à la période antérieure au divorce et demeure donc dans le patrimoine de l’époux. La moitié du capital restant représente le point de départ pour fixer le montant de l’indemnité équitable (c. 4.3.4).
S’agissant du moment auquel il convient de procéder à la capitalisation décrite au paragraphe précédent, le Tribunal fédéral retient, après avoir discuté les différents avis de la doctrine à ce propos, qu’il doit s’agir du même moment que celui auquel on doit procéder au partage de la rente en application de l’art. 124a CC, soit au moment de l’entrée en force du jugement de divorce (c. 4.3.5).
Dans une dernière étape, on tiendra finalement compte des besoins de prévoyance des époux et de leurs situations économiques respectives après le divorce (c. 4.3.6).
Appliquant ces raisonnements au cas d’espèce (c. 4.4), le Tribunal fédéral affirme une fois encore que dans la mesure où le montant du versement anticipé dans le cadre de l’EPL n’a pas pu être pris en considération dans la liquidation du régime matrimonial, il y a lieu de le considérer comme un avoir de prévoyance qui doit être partagé, respectivement donner lieu à une indemnité équitable (c. 4.4.1). L’époux recourant échouant à démontrer que l’état de fait serait erroné sur ce point, et faute de contestation idoine en procédure d’appel, le montant du versement anticipé, soit CHF 225'602.20, doit être considéré comme acquis (c. 4.4.2 et 4.4.3). En revanche, le jugement cantonal, dans la mesure où il procède simplement à une répartition par moitié de ce montant, méconnaît les principes développés ci-dessus. L’affaire doit donc être renvoyée au tribunal cantonal afin qu’il procède aux opérations décrites ci-dessus et fasse, en dernier lieu seulement, usage de son pouvoir d’appréciation (c. 4.4.4).
III. Analyse
A. Introduction
Cet arrêt apporte des précisions importantes s’agissant de la manière de régler le partage de la prévoyance lorsque le divorce intervient après qu’un époux a atteint l’âge réglementaire de la retraite. Dans une telle situation, le point de départ de la réflexion est l’art. 124a CC, qui prévoit que le juge « apprécie les modalités du partage » en tenant compte « en particulier de la durée du mariage et des besoins de prévoyance de chaque époux ».
Dans cette affaire, il n’est à notre sens pas inutile de souligner que les conjoints ont été mariés durant une vingtaine d’années, qu’au moment de l’introduction de la procédure de divorce, l’épouse était âgée de 46 ans et que l’enfant du couple était majeure. L’époux, déjà retraité, touchait une rente de la prévoyance professionnelle de CHF 1'106.35 par mois, ce qui est un montant plutôt faible. Par comparaison, la rente de vieillesse de la prévoyance professionnelle versée aux hommes s’élevait en moyenne, en 2022, à environ CHF 4'400.- par mois.
Tant sur la question du partage de la rente (B) que sur celle de la prise en compte d’un versement anticipé (C), le Tribunal fédéral adopte dans cette affaire une position plutôt schématique, peu conforme a priori avec l’ouverture de la loi.
B. Partage de la rente
Les juges de première instance, contredits ensuite en appel, avaient fixé la part de la rente attribuée à l’épouse à CHF 392.80. L’arrêt analysé ne reproduit pas les réflexions ayant abouti à ce résultat, mais dans la mesure où il s’écarte d’un pur partage par moitié, on peut imaginer que les juges ont, dans une certaine mesure, tenu compte de l’importante différence d’âge entre les parties et de la possibilité pour l’épouse, durant les 20 ans qui lui restaient encore avant d’atteindre l’âge de référence, de se constituer une prévoyance suffisante.
Les juges cantonaux, comme relaté plus haut, s’en sont tenus à une approche purement arithmétique de la situation, déterminant tout d’abord (au millième de pourcent près) la part de la rente générée par les avoirs de prévoyance acquis pendant la durée du mariage, attribuant ensuite la moitié de cette part à l’épouse.
Au stade du Tribunal fédéral et sans connaître les écritures déposées en amont, il est naturellement difficile de se faire une opinion claire à ce sujet. Les juges de l’appel relèvent toutefois que l’époux recourant n’aurait pas fait valoir qu’une répartition par moitié serait inéquitable (« dass eine hälftige Teilung unangemessen wäre, mache der Beschwerdeführer nicht geltend »). On ne rappellera donc jamais assez la nécessité d’alléguer et d’étayer les éléments objectifs qui doivent guider le juge dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, une indignation générale et diffuse étant insuffisante à cet égard.
En revanche, il est difficile de soutenir les juges cantonaux lorsqu’ils affirment – propos relayés dans l’arrêt fédéral – que le caractère inéquitable d’un partage par moitié n’était pas identifiable (« sei nicht ersichtlich »). Bien au contraire, en présence de conjoints ayant une grande différence d’âge et d’un époux au bénéfice d’une rente LPP plutôt basse (ce qui laisse pense que sa rente AVS devait également être peu élevée, en particulier en raison du splitting intervenu au moment du divorce), il était évident qu’un partage par moitié pénalisait fortement ce dernier alors que l’épouse conservait la possibilité d’acquérir une prévoyance confortable, sachant par ailleurs qu’elle n’avait plus d’enfant à charge. Dans son message accompagnant la révision des art. 122 ss CC[2], le Conseil fédéral avait expressément précisé que ce n’était pas l’état de la prévoyance du conjoint créancier au moment du divorce qui était déterminant, mais bien davantage les projections de sa prévoyance à l’âge de référence[3]. Le législateur a donc voulu laisser la place à l’équité[4].
Nous concédons qu’il n’appartenait pas au Tribunal fédéral de revoir l’appréciation des juges cantonaux, faute, apparemment, de griefs suffisamment étayés et motivés à cet effet. Néanmoins, cet arrêt peut donner l’impression qu’une dérogation au partage par moitié ne saurait être qu’exceptionnelle, ce qui n’était pas la volonté du législateur1. Nous ignorons toutefois, faute d’indication à ce sujet dans l’arrêt, la mesure dans laquelle la fortune personnelle de l’époux a pu influencer la réflexion des juges cantonaux puis fédéraux.
Le recours aux valeurs concrètes, et non à la tabelle de l’OFAS, pour déterminer la part de la rente soumise au partage doit être salué2.
C. Prise en compte d’un versement anticipé (EPL)
Le morceau de résistance de l’arrêt analysé est la question de savoir s’il faut également partager la part de la prestation de sortie dont l’époux a bénéficié au titre de l’encouragement à la propriété du logement, lorsque ce dernier, au moment de l’introduction de la procédure de divorce, a déjà atteint l’âge réglementaire donnant droit à une rente de vieillesse.
L’argumentation du Tribunal fédéral, s’agissant du principe du partage, peut, de manière simplifiée, être résumée de la manière suivante : si, au moment du divorce, un cas de prévoyance est déjà survenu, le versement anticipé est soustrait à la prévoyance et doit être traité comme un versement en capital. A ce titre, il doit en priorité être pris en considération dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial. S’il ne peut pas l’être, il doit être compensé par une indemnité équitable, conformément à l’art. 124e CC.
Cette manière de procéder est a priori conforme à la volonté du législateur, qui n’a pas souhaité, lors de la révision de 2017, modifier matériellement la situation qui prévalait sous l’ancien droit3. De manière générale, le législateur n’a pas voulu modifier l’ordre dans lequel les effets du divorce doivent être réglés ; ainsi, il y a toujours lieu de procéder, en premier lieu, à la liquidation du régime matrimonial, puis au partage de la prévoyance et, finalement, le cas échéant, à la fixation d’une contribution d’entretien[8]. L’arrêt analysé semble ainsi poursuivre l’idée qu’un versement anticipé dans le cadre de l’EPL ne doit pas échapper à l’autre conjoint, ou, vu d’une autre manière, que la combinaison « EPL-séparation de biens » ne doit pas permettre à un époux de soustraire au partage une partie de son deuxième pilier.
Cette idée découle à notre avis davantage d’une lecture « politique » de la loi que d’une lecture méthodique. Deux éléments tenant à la systématique de la loi doivent être relevés :
- Premièrement, il faut questionner la cohérence de la solution adoptée par le Tribunal fédéral compte tenu de l’ensemble du système de partage de la prévoyance après divorce. Conformément à l’art. 124 CC, si, au moment du divorce, l’époux touche une rente d’invalidité mais n’a pas encore atteint l’âge réglementaire donnant droit à une rente de vieillesse, la prestation de sortie hypothétique doit être partagée. Conformément à l’art. 22a al. 1 in fine LFLP4, les versements en capital effectués durant le mariage ne sont pas comptabilisés dans la prestation de sortie à partager ; il en va également ainsi du versement effectué dans le cadre de l’EPL, qui n’est plus affecté à la prévoyance dès lors qu’un cas de prévoyance est survenu (cf. art. 30c al. 6 LPP). Dans une telle hypothèse, il se peut également que l’immeuble acquis au moyen de l’EPL demeure la propriété de l’époux qui a bénéficié de l’EPL, sans créance découlant de la liquidation du régime matrimonial si les époux ont opté pour la séparation de biens.
En d’autres termes, dans le cas d’espèce, si les époux avaient divorcé alors que le mari percevait une rente d’invalidité mais avant qu’il ait atteint l’âge réglementaire donnant droit à une rente de vieillesse, il serait demeuré propriétaire de l’immeuble, sans que l’épouse ne bénéficie de créance découlant de la liquidation du régime matrimonial, et sans que l’on puisse tenir compte du versement EPL dans le calcul du partage du deuxième pilier sans passer outre le texte clair de la loi.
- Deuxièmement, comme le relève Geiser à juste titre5, l’art. 124e CC n’est pas une disposition qui fixe une règle de partage, mais une disposition qui traite des modalités de l’exécution du partage lorsqu’il n’est pas possible de recourir aux moyens de la prévoyance professionnelle (« si l’exécution du partage au moyen de la prévoyance professionnelle s’avère impossible … »). Les fondements d’une créance d’un époux contre un autre époux au titre du partage de la prévoyance professionnelle sont postulés aux art. 123, 124 et 124a CC. Dans l’hypothèse où la procédure de divorce est ouverte après qu’un époux a atteint l’âge réglementaire donnant droit à des prestations de vieillesse, c’est cette dernière disposition qui s’applique et qui prévoit alors un partage de la rente versée à cet époux. Dans une telle constellation, il est précisément toujours possible de recourir aux moyens de la prévoyance professionnelle pour exécuter le partage, de sorte qu’il n’est, par nature, jamais nécessaire de recourir à l’indemnité équitable de l’art. 124e CC6. Sur ce point, l’arrêt analysé méconnaît la systématique de la loi et la ratio legis de cette dernière disposition dans la mesure où il en fait le fondement de l’obligation de compenser le versement anticipé.
Finalement, le bien-fondé de la solution adoptée par le Tribunal fédéral doit également être questionné dans une perspective plus globale, dont le cas d’espèce est un miroir utile. Le partage de la prévoyance a pour but d’assurer une égalité entre les époux au moment de la retraite, en particulier lorsque l’un des deux a mis de côté sa carrière professionnelle pour s’occuper d’enfants ou, plus généralement, de l’entretien du foyer. Cet objectif est naturellement tout à fait légitime, et doit continuer d’être poursuivi. Dans ce sens, il est compréhensible de vouloir empêcher un époux de nuire à l’autre en optant pour une séparation de biens, puis en bénéficiant d’un EPL, et en attendant finalement la réalisation d’un cas de prévoyance pour introduire une procédure en divorce dans le but de soustraire une partie de ses avoirs au partage.
D’un autre côté, si, comme cela pourrait être le cas dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt analysé, l’immeuble acquis au moyen de l’EPL représente la seule fortune de l’époux et qu’il faut soumettre au partage le versement anticipé, celui-ci n’aura pas d’autre choix que de vendre l’immeuble pour verser à son ex-épouse le montant qui lui a été attribué. Si les ressources sont faibles, comme elles semblent l’être en l’espèce, cela conduira l’époux à devoir recourir aux prestations complémentaires ou à l’aide sociale. Rappelons que les prestations complémentaires devront ensuite être remboursées par la succession, en l’espèce par la fille du couple, qui sera, en définitive, possiblement la personne véritablement lésée.
Si le recours à l’aide publique découle d’une insuffisance globale des ressources du couple divorcé, cela ne prête guère le flanc à la critique. En revanche, si, comme dans le cas d’espèce, l’un des deux conjoints conserve une capacité économique dont il n’existe pas de raison de penser qu’elle ne pourrait pas être mise à contribution, il est à notre sens contraire au principe de la subsidiarité de l’intervention de l’Etat (cf. art. 5a Cst.) de contraindre, dans les faits, un époux à recourir aux prestations publiques alors que l’ex-époux est capable de constituer seul une prévoyance suffisante. Notons d’ailleurs que lorsque la personne mariée qui demande des prestations complémentaires se les voit imputer, lorsque son conjoint a la capacité de travailler mais ne met pas en œuvre cette capacité, le revenu hypothétique de ce dernier, ce qui conduit le plus souvent au refus des prestations. S’agissant de l’entretien après divorce, rappelons que le Tribunal fédéral parle d’une obligation des épouses divorcées de reprendre une activité lucrative après le divorce, surtout lorsqu’elles sont jeunes et n’ont pas ou plus d’enfants à charge7.
Ces éléments ne doivent à notre sens pas uniquement intervenir dans la dernière étape du raisonnement (tenir compte des besoins de prévoyance de chacun des époux), mais déjà au stade de l’interprétation de la loi pour savoir si, sur le principe, le montant du versement anticipé doit ou non être soumis au partage lorsque le divorce intervient alors que le conjoint qui en a bénéficié perçoit une rente de vieillesse au moment de l’introduction de la procédure de divorce.
D. Remarques conclusives
Nous nous sommes avant tout penchée, dans cette analyse, sur le principe de la prise en compte du versement anticipé (EPL) pour le partage de la prévoyance lorsque le divorce intervient alors que l’époux qui en a bénéficié perçoit déjà une rente de vieillesse. Pour les raisons évoquées ci-dessus, qui tiennent principalement à la systématique de la loi et à la cohérence du système de prévoyance dans son ensemble, nous doutons de la solution dégagée par le Tribunal fédéral, dans cette affaire dont une connaissance plus large de l’état de fait aurait permis d’affiner l’analyse.
Si le principe du partage est admis, la méthode de calcul précisée par le Tribunal fédéral n’appelle, à notre avis, pas de remarque particulière8.
Il sera naturellement intéressant, dans cette affaire, de savoir à quel résultat les juges cantonaux seront finalement parvenus, notamment après avoir tenu compte de la situation économique et des besoins de prévoyance des deux conjoints.
- Cf. également Leuba (note 4), 13 ss avec les références au Message. ↩
- Soulignant le schématisme de la tabelle, Leuba (note 4), 13 s. ↩
- Cf. Message (note 2), 4388. ↩
- Loi fédérale du 17 décembre 1993 sur le libre passage dans la prévoyance professionnelle vieillesse, survivant et invalidité (LFLP ; RS 831.42). ↩
- Geiser (note 8), N 13 ss. ↩
- A propos des cas d’application envisagés par le législateur, cf. Dupont (note 3), N 116. ↩
- Cf. par exemple ATF 147 III 301, c. 6.2 ; TF, 5A_464/2022 du 31 janvier 2023. ↩
- Cf. Geiser (note 8), N 16 ss pour des remarques à ce sujet. ↩