Analyse de l'arrêt TF 9C_47/2024 et 9C_48/2024 (d)
19 décembre 2024
Attribution des déductions pour les contributions d’entretien et les intérêts passifs dans un contexte international
I. Objet de l’arrêt
Cet arrêt porte sur la taxation d’un couple marié dont l’un des époux réside et est imposé à l’étranger, et plus spécifiquement sur la répartition entre les époux des déductions pour les contributions d’entretien et les intérêts passifs. Le Tribunal fédéral a dû déterminer si ces déductions doivent être attribuées intégralement au contribuable assujetti en Suisse ou accordées en proportion des revenus ou de la fortune de chacun des époux.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
A. est un contribuable du canton de Bâle-Ville dont l’épouse U. est imposée au Royaume-Uni. Après que l’administration fiscale lui a sommé, en vain, de déposer sa déclaration fiscale pour l’année 2017, elle a effectué une taxation d’office par décision du 12 septembre 2019.
Le 24 septembre 2019, A. a déposé une réclamation pour faire valoir que le centre de vie de son épouse était situé au Royaume-Uni, ce qui a été admis par l’administration fiscale. Les revenus et la fortune de l’épouse, fixés respectivement à CHF 1’250’000 et à CHF 20’000’000, ont été retenus pour la détermination des taux d’imposition de A. Après une nouvelle réclamation du contribuable, le fisc bâlois a réduit les revenus de la fortune de son épouse par décision du 27 juillet 2020. Le revenu imposable de A. a finalement été fixé à CHF 1’550’800, imposé sur la base de CHF 1’648’200, et sa fortune à CHF 28’380’000, imposée sur la base de CHF 41’469’000.
Après avoir épuisé les voies de recours cantonales, A. a saisi le Tribunal fédéral en lui demandant principalement d’annuler les deux arrêts de la Cour d’appel du canton de Bâle-Ville concernant l’impôt cantonal d’une part et l’impôt fédéral direct d’autre part1. Il requiert que ses revenus et sa fortune soient fixés indépendamment des éléments fiscaux de son épouse, notamment en ce qui concerne la déductibilité des intérêts passifs et des contributions d’entretien.
B. Le droit
1. Rappel des principes
Le Tribunal fédéral rappelle d’abord la teneur de l’art. 16 al. 1 de la loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct (LIFD ; RS 642.11), selon lequel l’impôt sur le revenu a pour objet tous les revenus du contribuable, qu’ils soient uniques ou périodiques. Cette disposition exprime la théorie de l’imposition du revenu global net (« Reinvermögenszugangstheorie »). Le Tribunal fédéral rappelle que l’assujettissement illimité à raison du rattachement personnel (c’est-à-dire du domicile ou du séjour du contribuable ; cf. art. 3 LIFD) couvre en principe non seulement les revenus mondiaux de l’assujetti, mais aussi ses dépenses mondiales déductibles, sous réserve des cas énumérés à l’art. 6 al. 1 LIFD (visant les entreprises, les établissements stables et les immeubles situés à l’étranger). En se fondant sur ces principes, il formule que les déductions des art. 25 ss LIFD peuvent être rattachées aux revenus étrangers et que, le cas échéant, elles ne doivent pas être prises en compte pour déterminer le revenu imposable en Suisse (c. 4.1 et 4.2).
Notre Haute Cour rappelle ensuite qu’en vertu de l’art. 35 al. 3 LIFD, les déductions sociales doivent être accordées proportionnellement en cas d’assujettissement partiel à l’impôt. Selon la jurisprudence et la doctrine, cela concerne les contribuables qui sont assujettis de manière limitée selon l’art. 6 al. 2 LIFD, mais aussi ceux qui sont assujettis de manière illimitée mais qui ont des revenus exonérés en vertu de l’art. 6 al. 1 LIFD. En se référant à son arrêt 2C_354/2022 du 20 mars 2022, le Tribunal fédéral formule que ce régime concerne également les époux dont l’un des conjoints est imposé à l’étranger. Dans de telles situations, les déductions sociales devraient donc être réparties proportionnellement aux revenus nets imposés en Suisse par rapport au revenus nets totaux (c. 4.3).
Le Tribunal fédéral constate ensuite que l’art. 35 al. 3 LIFD n’a pas son pendant pour les autres types de déductions que sont, d’une part, les déductions organiques des art. 25 ss LIFD et, d’autre part, les déductions générales de l’art. 33 LIFD. Selon la jurisprudence et la doctrine, les déductions organiques doivent systématiquement être rattachées au pays dans lequel les revenus correspondants sont imposés. Le Tribunal fédéral rappelle ensuite sa jurisprudence selon laquelle les déductions générales qui sont liées à des revenus imposables doivent être traitées fiscalement comme des déductions organiques ; tandis que les déductions générales qui sont obtenues indépendamment de l’obtention de revenus doivent être traitées comme des déductions sociales (c. 4.4, 4.4.1 et 4.4.2).
Les intérêts passifs constituent un cas particulier selon notre Haute Cour, qui rappelle sa jurisprudence relative à l’interdiction de la double imposition intercantonale d’après laquelle les intérêts passifs – qu’ils soient de nature privée ou commerciale – doivent être répartis selon le critère de la localisation des actifs. Ces principes sont applicables au cas d’espèce selon le Tribunal fédéral ; la valeur des actifs constituant un critère de répartition plus praticable que les rendements de fortune effectivement réalisés dans la mesure où la déductibilité est alors détachée des aléas des conditions de rendement et qu’elle permet au contraire d’appréhender le rendement durable des différents actifs (c. 4.4.3).
2. Déduction des contributions d’entretien
Concernant le traitement fiscal des contributions d’entretien, le Tribunal fédéral revient sur son récent arrêt 2C_354/2022 du 20 mars 2023. Dans cet arrêt, il avait jugé que la déduction des contributions d’entretien doit être répartie proportionnellement entre les époux selon leurs revenus nets respectifs, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une déduction générale qui n’est pas liée à l’obtention d’un revenu. Dans l’arrêt faisant l’objet de la présente analyse, le Tribunal fédéral considère que ce raisonnement contredit notamment la systématique de l’impôt sur le revenu et renverse donc sa jurisprudence. Il souligne que celle-ci méconnaissait les implications de l’obligation d’entretien entre époux (art. 163 CC) ainsi que leur devoir de fidélité et d’assistance (art. 159 al. 3 CC). Selon le Tribunal fédéral, on ne peut en aucun cas déduire une obligation de la nouvelle conjointe de subvenir aux besoins de l’ex-épouse de son conjoint tant que ce dernier peut assumer lui-même cet entretien, comme c’est le cas en l’espèce. Il considère donc que la déduction des contributions d’entretien ne peut pas être attribuée proportionnellement à un conjoint assujetti à l’étranger. Il confirme toutefois, de manière implicite, que la déduction doit être réduite si un contribuable assujetti en Suisse a réalisé lui-même une partie de ses revenus à l’étranger et que ceux-ci sont exonérés en Suisse (c. 6 et 6.1 à 6.4).
3. Déduction des intérêts passifs
Pour des raisons similaires, le Tribunal fédéral considère qu’il serait également erroné de réduire la déduction des intérêts passifs supportés par l’époux assujetti de manière illimitée à l’impôt en Suisse sur la base des éléments fiscaux de l’autre époux, quand bien même les intérêts passifs sont répartis selon une méthode particulière (à savoir en fonction de la situation des actifs et non selon la répartition des revenus nets au sein du couple ; cf. c. 4.4.3). Le Tribunal fédéral réserve toutefois la situation dans laquelle le recourant disposerait lui-même d’actifs situés à l’étranger, à l’instar du régime susmentionné pour l’attribution de la déduction pour les contributions d’entretien, auquel cas les intérêts passifs doivent être ventilés en fonction de la situation des différents actifs privés et commerciaux (c. 6.5).
4. Questions diverses
Le Tribunal fédéral n’examine pas la question de la répartition de la déduction sociale pour couples mariés (art. 35 al. 1 let. c LIFD), car celle-ci n’a pas été remise en cause par le recourant (c. 7).
Le Tribunal fédéral examine aussi l’imposition de la fortune du recourant. Celui-ci a notamment demandé que le bouclier fiscal prévu au § 52 al. 1 StG/BS – qui protège les actifs à faibles rendements au moyen d’une réduction de l’impôt sur la fortune – soit appliqué sans que les éléments fiscaux de son épouse soient pris en compte. Sous l’angle restreint de l’arbitraire, le Tribunal fédéral juge qu’il n’était pas insoutenable de considérer ces éléments pour calculer la réduction d’impôt induite par le bouclier fiscal cantonal (c. 9.1).
III. Analyse
A. Contextualisation
Le législateur suisse a érigé le régime de l’imposition commune des époux, tout en considérant chaque époux comme un contribuable à part entière2. Les revenus et la fortune des époux sont ainsi additionnés, quel que soit le régime matrimonial applicable à leur union3, pour autant que les époux fassent ménage commun. Si les époux vivent séparés judiciairement ou de fait, ils ne doivent plus faire l’objet d’une taxation commune, mais d’une taxation séparée. Pour que l’on considère qu’il y a séparation de fait, il ne doit plus y avoir de ménage commun et les moyens financiers ne doivent plus être gérés en commun ; ces conditions étant cumulatives4.
Le fait que l’un des époux vive à l’étranger ne fait pas nécessairement obstacle à la reconnaissance d’un ménage commun5. Dans un tel cas, il faut additionner les revenus du conjoint vivant à l’étranger avec ceux de l’époux vivant en Suisse pour déterminer le taux d’imposition de celui-ci. Les mêmes principes s’appliquent dans le contexte de l’imposition de la fortune. Ce système est compatible avec les standards du Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune de l’OCDE, dont l’art. 23 § 3 dispose que « lorsque, conformément à une disposition quelconque de la Convention, les revenus qu’un résident d’un État contractant reçoit ou la fortune qu’il possède sont exempts d’impôt dans cet État, celui-ci peut néanmoins, pour calculer le montant de l’impôt sur le reste des revenus ou de la fortune de ce résident, tenir compte des revenus ou de la fortune exemptés ». En l’occurrence, les conventions internationales conclues par la Confédération reprennent cette proposition de l’OCDE6.
B. Silences du législateur
Ce type particulier de traitement fiscal est parfois rattaché à l’art. 7 al. 1 LIFD, qui pose le principe très général selon lequel « les personnes physiques qui ne sont que partiellement assujetties à l’impôt sur le revenu en Suisse se voient appliquer le taux auquel leur revenu serait imposé si tous les éléments étaient imposables en Suisse »7. A notre sens, dès lors que l’époux assujetti en Suisse l’est de manière illimitée et qu’il ne s’agit donc pas d’un assujettissement partiel au sens de l’art. 7 al. 1 LIFD, il faut bien plutôt se référer à l’art. 36 al. 2 LIFD qui établit le barème d’imposition des couples mariés8.
Le législateur n’a pas été plus loquace sur la question de l’attribution des déductions aux époux dans ce type de situations internationales. Le Tribunal fédéral se réfère certes à l’art. 35 al. 3 LIFD qui dispose que les déductions sociales sont accordées proportionnellement en « cas d’assujettissement partiel » (c. 4.3)9, mais il n’en demeure pas moins que l’époux est en l’occurrence assujetti de manière illimitée en Suisse et qu’il n’a pas de rattachements fiscaux à l’étranger (cf. art. 6 al. 1 LIFD), de telle sorte que l’on peine à déceler un « assujettissement partiel » dans ce contexte10.
C. Pertinence du renversement de jurisprudence
En considérant dorénavant que la déduction pour les contributions d’entretien et celle des intérêts passifs ne doivent pas être réparties proportionnellement lorsque l’époux d’un contribuable assujetti en Suisse est imposé à l’étranger, le Tribunal fédéral revient donc sur sa jurisprudence établie par le très récent arrêt 2C_354/2022 du 20 mars 2022 ; non sans que celui-ci ait été critiqué par la doctrine dans l’intervalle11.
Dans sa précédente jurisprudence, le Tribunal fédéral avait retenu que la répartition proportionnelle de la déduction pour contributions d’entretien était cohérente dans le contexte de l’imposition commune, étant donné que ces dépenses étaient supportées par les deux époux en proportion de leurs capacités économiques respectives12. Si l’on considère que le couple marié constitue une unité économique (dans le sens d’une communauté d’acquisition et d’utilisation du revenu13), il est en effet légitime de répartir les déductions proportionnellement au sein du couple en cas d’imposition d’un conjoint à l’étranger. Dans un arrêt de 2006, le Tribunal fédéral postulait ainsi que « les situations financières des époux se confondent, contrairement à celles des concubins »14 et il s’agit ici, à notre sens, de la justification principale pouvant permettre de répartir les déductions entre les époux.
A notre sens, le concept de l’unité économique des couples mariés ne se démontre plus dans les faits. De nombreux couples mariés décident de ne pas mettre l’intégralité de leurs ressources en commun. Cette tendance est du reste particulièrement marquée lorsque les deux époux exercent une activité lucrative15. En outre, même lorsque le couple marié tenterait de partager paritairement ses ressources, on constate très souvent que, dans les faits, davantage de dépenses sont effectuées par celui des époux qui perçoit la plus grande part des revenus16. C’est ainsi à juste titre que, très récemment, le Conseil fédéral a lui-même remis en cause la conception unitaire de la capacité contributive des époux17.
Dans ce nouvel arrêt, lorsqu’il considère que les contributions d’entretien et les intérêts passifs sont avant tout supportés par celui des époux qui les verse et non solidairement par les conjoints (c. 6.1 in fine), le Tribunal fédéral se distancie indéniablement du concept de l’unité économique des couples mariés pour préconiser un traitement fiscal qui tient mieux compte de la situation économique des contribuables. On constate que le principe de l’unité économique des couples mariés est souvent ébranlé lorsque des cas particuliers se présentent. Le législateur en a d’ailleurs lui-même relativisé la portée à quelque occasion, par exemple en prévoyant des exceptions à la responsabilité solidaire des époux ; laquelle émane du régime de l’imposition commune et peut conduire à des situations iniques18. Dans l’attente d’un passage – de plus en plus probable – à un régime d’imposition individuelle, cette jurisprudence met donc une fois de plus en lumière les limites du régime de l’imposition commune des couples mariés et en souligne les faiblesses intrinsèques.
- La commune de Bâle a en effet la particularité de ne pas prélever d’impôt communal ; cf. § 2 al. 3 de la loi du canton de Bâle-Ville sur les impôts directs (Steuergesetz/BS, StG/BS ; RS/BS 640.100). ↩
- Oberson Xavier, Droit fiscal suisse, 5e éd., Bâle 2021, N 30 ad § 6. ↩
- Art. 9 al. 1 LIFD et 3 al. 3 LHID. ↩
- Cf. arrêts TF 2C_567/2016 et 2C_568/2016 du 10 août 2017, c. 4.1 ; 2C_837/2015 du 23 août 2016, c. 4.4 ; 2A.353/2006 du 18 janvier 2007, c. 4.1 ; 2C_502/2015 et 2C_508/2015 du 28 février 2016, c. 3.3, in RDAF 2016 II 602, p. 604. ↩
- Cf. ATF 141 II 318, c. 2.2.3 p. 321 ; arrêt TF 2C_354/2022 du 20 mars 2023, c. 2 ; 2C_625/2008 du 30 janvier 2009, c. 4 ; 2C_523/2007 du 5 février 2008, c. 2.3. ↩
- Cf. notamment l’art. 25 B ch. 1 de la Convention du 9 septembre 1966 entre la Suisse et la France en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l’évasion fiscales (RS 0.672.934.91). ↩
- Administration fédérale des contributions, Circulaire n° 30 du 21 décembre 2010, Imposition des époux et de la famille selon la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct (LIFD), 2e éd., ch. 2.1, p. 6. ↩
- Cf. aussi Paschoud Jean-Blaise/De Vries Reilingh Daniel, in : Impôt fédéral direct, 2e édition, Bâle, 2017 (ci-après : CR-LIFD-Auteur[s]), N 11 ad art. 3, qui expriment que ce traitement fiscal se justifie en raison du principe du « taux global ». ↩
- Cf. aussi arrêt TF 2C_354/2022 du 20 mars 2023, c. 3.3.1 et 4.3. ↩
- Dans le même sens : Caminada Petra/Brawand Stephanie A., Besteuerung Ehegatten in internationalen Verhältnissen – Steuerausscheidungsfragen, in zsis) 3/2023, A10, N 48. ↩
- En particulier : Caminada Petra/Brawand Stephanie A., op.cit., p. 1 ss. ↩
- Arrêt TF 2C_354/2022 du 20 mars 2022, c. 4.2.2. ↩
- ATF 110 Ia 7, JdT 1986 I 37, consid. 3c p. 42. ↩
- Arrêt TF 2P.201/2005 du 13 janvier 2006, consid. 3.3. ↩
- Bornick Thierry, Impôts directs et familles : Etat des lieux et perspectives législatives, Bâle, 2021, N 1004 ss. ↩
- Bornick Thierry, op. cit., N 968 ss. ↩
- Message du Conseil fédéral du 21 février 2024 relatif à l’initiative populaire « Pour une imposition individuelle indépendante de l’état civil (initiative pour des impôts équitables) » et au contre-projet indirect (loi fédérale sur l’imposition individuelle), in : FF 2024 589, ch. 6.8.1, p. 106 : « Le Conseil fédéral s’appuie sur une interprétation de la capacité économique différente de celle adoptée par le Tribunal fédéral dans son arrêt de 1984, parce que les circonstances réelles ont fortement changé depuis lors. Aujourd’hui, alors que l’activité lucrative des femmes est devenue une évidence, il est normal d’évaluer la capacité économique en fonction des individus et non plus du couple marié ». ↩
- Art. 13 al. 1 LIFD ; cf. Bornick Thierry, op. cit., N 1035 ss. ↩