TF 5A_524/2021 - ATF 148 I 251 (f) du 8 mars 2022
Couple non marié; autorité parentale; protection de l’enfant; procédure, mesures provisionnelles; art. 49 al. 1 et 122 al. 1 et 2 Cst.; 310 al. 1, 315, 315a, 440 et 445 al. 1 et 2 CC
Protection de l’adulte et de l’enfant – rappels de droit constitutionnel (art. 49 al. 1, 122 al. 1 et 2 Cst.). Rappel de la primauté du droit fédéral et du fait que la force dérogatoire du droit fédéral au sens de l’art. 49 al. 1 Cst. peut être invoquée en tant que droit individuel constitutionnel (consid. 3.4.1). Même si les dispositions concernant la protection de l’enfant et de l’adulte relèvent en principe du droit public, elles sont néanmoins édictées sur la base de la compétence de la Confédération en matière de droit civil (art. 122 al. 1 Cst.) et sont incorporées dans la législation civile comme « droit public complémentaire », resp. « droit civil fédéral formel ». En vertu de l’art. 122 al. 2 Cst., l’organisation judiciaire et l’administration de la justice en matière de droit civil sont du ressort des cantons, sauf disposition contraire de la loi. Le droit fédéral doit être interprété restrictivement dans ce contexte (consid. 3.4.2).
Objet de l’arrêt – art. 310 al. 1, 440 al. 2 et 445 al. 1 CC. L’arrêt porte sur la question de savoir si, au regard du droit fédéral, des mesures provisionnelles retirant le droit de déterminer le lieu de résidence de l’enfant et prononçant le placement de celui-ci ou celle-ci sur la base des art. 310 al. 1 CC et 445 al. 1 CC (applicable par analogie par renvoi de l’art. 314 al. 1 CC) peuvent être rendues par un·e membre unique de l’autorité de protection de l’enfant (art. 440 CC), in casu du canton du Jura (consid. 3.5 ; voir ég. consid. 3.4.3 à 3.4.5).
Interprétation des art. 440 al. 2 et 445 al. 1 CC – rappel des principes. Rappel des méthodes d’interprétation de la loi et du pluralisme pragmatique (consid. 3.6).
Idem – interprétation littérale. L’art. 440 al. 2 cum al. 3 CC pris au sens littéral laisse la liberté aux cantons de définir quelles peuvent être les affaires échappant à l’obligation de composition collégiale de l’autorité de protection de l’enfant (minimum trois membres) (consid. 3.6.1).
Idem – interprétation historique. Examen approfondi des travaux préparatoires (consid. 3.6.2.1 à 3.6.2.7). Il ressort de l’interprétation historique qu’une certaine liberté a été laissée aux cantons pour définir des exceptions à une composition collégiale de l’autorité. Néanmoins, le Message n’a pas renoncé à définir leurs contours et l’absence de liste exhaustive d’exceptions n’emporte pas la volonté de donner un blanc-seing aux cantons. Interdiction leur est faite de contourner, par l’art. 440 al. 2 CC, le principe de collégialité, intrinsèquement lié à celui d’interdisciplinarité, dans les affaires où il devrait prévaloir au regard notamment de l’importance du cas concerné. S’agissant en particulier du prononcé de mesures provisionnelles, il apparaît que même si, aux prémices de la révision, la compétence d’un membre unique de l’autorité de protection semblait acquise, certaines limitations ont par la suite été apportées, en excluant notamment une compétence individuelle pour des mesures impliquant un pouvoir d’appréciation important et pour des décisions limitant l’exercice des droits civils de la personne concernée ou d’une autre manière, portant gravement atteinte à sa liberté personnelle. Pour de telles décisions, la compétence d’un·e membre unique de l’autorité peut ainsi tout au plus être admise s’agissant de mesures superprovisionnelles au sens de l’art. 445 al. 2 CC (consid. 3.6.2.8).
Idem – avis de la doctrine et de la COPMA. De manière générale, la doctrine se réfère abondamment au Message sur ces questions (consid. 3.6.3 et 3.6.3.1). Examen des recommandations de la « Conférence des cantons en matière de protection des mineurs et des adultes » (COPMA) (consid. 3.6.3.2).
Idem – interprétation téléologique. Dans l’interprétation de nouvelles dispositions, les travaux préparatoires prennent une place particulière lorsque les circonstances ne se sont pas modifiées et que les conceptions juridiques n’ont pas évolué. Dans ce cas, l’interprétation historique se confond avec l’interprétation téléologique. Vu le caractère récent de la révision du droit de la protection de l’adulte et de l’enfant et dès lors que l’art. 440 al. 2 CC est une concrétisation du principe de l’interdisciplinarité, dont la réalisation a été l’un des buts principaux de la révision, les interprétations historique et téléologique se recoupent en l’espèce dans une large mesure. On peut en outre se référer aux recommandations de la COPMA, qui préconisent une grande retenue s’agissant de l’attribution d’une compétence individuelle, compte tenu des exigences découlant du principe de l’interdisciplinarité (consid. 3.6.4.1).
Au 1er janvier 2022, treize cantons avaient prévu une compétence individuelle pour ordonner des mesures provisionnelles au sens de l’art. 445 al. 1 CC (not. BE ; FR ; GE ; JU ; NE ; VD), onze cantons avaient prévu une compétence collégiale à trois membres (not. VS) et deux cantons présentaient des solutions hybrides (consid. 3.6.4.2). Tour d’horizon des motifs retenus par les cantons pour justifier leur choix (consid. 3.6.4.3).
Les motifs invoqués pour justifier une compétence individuelle ne sont pas dénués de pertinence, mais ne peuvent occulter le fait que, même prononcée à titre provisionnel, une mesure prise dans le domaine central de la protection de l’enfant a généralement de lourdes répercussions pour les personnes concernées. Par ailleurs, une mesure provisionnelle peut subsister sur une longue durée avant qu’une décision sur le fond, et partant, un examen interdisciplinaire n’interviennent. De plus, une décision provisionnelle crée souvent un précédent et peut de ce fait avoir une influence considérable sur les décisions rendues ultérieurement. En outre, en cas d’urgence impérieuse, des mesures superprovisionnelles peuvent être rendues par un membre unique de l’autorité (art. 445 al. 2 CC), étant relevé que, selon la jurisprudence, lorsqu’une décision de mesures superprovisionnelles causant une atteinte grave aux droits de la personnalité est rendue en matière de protection de l’adulte, une décision de mesures provisionnelles doit être rendue sans délai (consid. 3.6.4.4).
Idem – interprétation systématique. Passage en revue des règles de procédure relatives à l’autorité de protection de l’enfant. En présence d’enfants de père et mère marié·e·s, le droit de la protection de l’enfant prévoit une répartition de compétences entre d’une part, le tribunal chargé du divorce ou des MPUC et d’autre part, l’autorité de protection de l’enfant (art. 315a CC). Celle-ci est ainsi en principe compétente (art. 315 CC), pour autant qu’un tribunal ne soit pas déjà saisi des questions correspondantes, notamment dans le cadre des MPUC ou du divorce (art. 133, 176 al. 3, 298 et 315a s. CC). La compétence matérielle du tribunal matrimonial se justifie alors du point de vue de l’unification matérielle et de l’économie de procédure. Les cantons peuvent prévoir la compétence d’un·e juge unique pour rendre des décisions de MPUC ou des mesures provisionnelles de divorce, et, partant, en matière de protection de l’enfant (art. 122 al. 2 Cst. ; art. 3 et 4 CPC). L’exigence d’interdisciplinarité n’est pas prévue, sous réserve d’une expertise ou d’enquêtes sociales qui ne relèvent toutefois pas du principe de collégialité (consid. 3.6.5.1). La répartition des compétences opérée par la loi ne permet toutefois pas d’éviter une différence de traitement entre enfants de père et mère marié·e·s et enfants de père et mère non marié·e·s. La relation avec l’art. 315a al. 1 et 2 CC n’est dès lors pas déterminante (consid. 3.6.5.2).
Résultat de l’interprétation – exigence d’une autorité collégiale. Ni l’interprétation littérale ni l’interprétation systématique ne permettent de trancher la question litigieuse. En revanche, les interprétations historique et téléologique appellent la compétence d’une autorité collégiale pour rendre de telles mesures. Dès lors, il y a lieu d’accorder une importance prépondérante à ces interprétations, dont le résultat est largement repris par la doctrine dominante. Le retrait du droit de déterminer le lieu de résidence de l’enfant et son placement relèvent du domaine central du droit de la protection de l’enfant et la mesure, même provisionnelle, porte en général une atteinte grave à des droits fondamentaux de l’enfant, singulièrement au respect de sa vie familiale, avec effet aussi pour les père et mère voire des personnes tierces, de sorte qu’il convient de conférer une importance particulière aux principes d’interdisciplinarité et de collégialité, afin de sauvegarder au mieux les intérêts de toutes les personnes concernées. L’exigence d’une compétence décisionnelle collégiale n’apparaît pas impraticable, de nombreux cantons l’ayant déjà prévue. En cas d’urgence impérieuse, le prononcé de mesures superprovisionnelles reste possible, l’intervention d’un collège décisionnel n’étant pas nécessaire (art. 445 al. 2 CC) (consid. 3.7).
Hormis ce dernier cas, le retrait du droit de déterminer le lieu de résidence de l’enfant et son placement ne sauraient dès lors relever de la compétence d’un·e membre unique de l’autorité de protection. La législation jurassienne ici en cause est donc contraire au droit fédéral (consid. 3.8).
Effet sur les décisions entrées en force. La violation constatée du droit fédéral est toutefois sans effet sur les décisions déjà entrées en force de chose jugée, car on ne saurait considérer qu’elles souffrent d’un défaut si grave qu’elles apparaissent comme nulles (consid. 3.9).