Analyse de l'arrêt TF 6B_782/2022 (f)
29 juin 2023
Fixation du point de départ de la prescription pour l’art. 219 CP
I. Objet de l’arrêt
L’arrêt 6B_782/2022, destiné à publication, d’une part, traite des conditions d’application de l’art. 219 CP et confirme la jurisprudence qui prévoit que l’auteur doit agir à plusieurs reprises ou doit violer durablement son devoir d’assistance ou d’éducation pour que l’infraction soit réalisée. D’autre part, le Tribunal fédéral se penche dans cet arrêt sur la fixation du point de départ et des délais de prescription à appliquer à l’art. 219 CP. Etant donné qu’une unité juridique d’actions est retenue, même si les actes ont été commis à cheval sur le nouveau et l’ancien droit, le nouveau droit s’applique pour régler les questions de prescription, dès lors que le dernier acte a été commis après son entrée en vigueur. Cette solution a été retenue par souci de cohérence, puisqu’elle est appliquée aux délits continus.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Les tribunaux de première et deuxième instance vaudois ont condamné le recourant (A.) pour violation du devoir d’assistance ou d’éducation (art. 219 CP).
A. est le père des jumeaux B. et C., nés en 2008 et qu’il a eus avec D. Couple non marié, A. et D. se séparent en 2014. Le Tribunal cantonal a retenu qu’entre 2008 et 2014, A. a mis en danger le développement physique et psychique de ses enfants.
Le Tribunal cantonal a mis en avant un certain nombre d’agissements correspondant à un manque du devoir d’assister et d’éduquer ses enfants, notamment : le fait que A. a soumis ses enfants aux disputes violentes et fréquentes avec D., qu’il les a aussi frappés avec différents objets (comme des spatules, des chaussures et des brosses à dents), qu’il les a réprimandés de manière excessive pour des futilités et qu’il les a aussi insultés et rabaissés. Finalement, il aurait aussi menacé de jeter ses enfants sur les rails du train ou du moins faire croire à D. qu’il allait le faire quand elle s’est rendue à la gare dans le but de se séparer de A. Le recourant conteste ces derniers faits.
Les faits ont été établis par le Tribunal cantonal sur la base de deux pièces principales au dossier. Premièrement, une expertise pédopsychiatrique a été effectuée par la fondation E. en septembre 2017 et a conclu à des antécédents de maltraitance physique et des signes de stress post-traumatique. La fondation a alors alerté l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (Juge de Paix). Le rapport d’expertise du 31 octobre 2017 précise que A. n’avait pas conscience de l’impact de son attitude sur ses enfants et qu’il ne supportait pas que ses enfants parlent de leurs sentiments et de leurs souffrances. S’ils le faisaient, ils étaient interrompus par leur père. Les enfants avaient donc du mal à s’exprimer lors de l’expertise, redoutant des mesures de rétorsion de la part de leur père. Ils ont tout de même mentionné de manière spontanée des situations de maltraitances précises. Les experts ont, par ailleurs, relevé une profonde détresse et souffrance des enfants et retenu qu’une psychothérapie de long cours était nécessaire pour que les enfants puissent être soutenus dans leur développement futur.
Deuxièmement, lors de l’audition des enfants le 21 mars 2018, effectuée par les enquêteurs selon le protocole NICHD, les enfants ont fait des déclarations spontanées qui correspondaient à ce que constataient les experts. Les enfants ont confirmé qu’ils étaient régulièrement menacés, insultés et battus avec des objets divers comme des ceintures, balais, spatules ou encore une chaussure.
Par recours au Tribunal fédéral, A. demande l’annulation du jugement, sa libération de l’accusation de violation du devoir d’assistance ou d’éducation et de ne plus « être le débiteur de ses enfants à quelque titre que ce soit ».
B. Le droit
1. Etablissement des faits (consid. 1)
Le recourant reproche à la Cour cantonale de ne pas avoir respecté le principe in dubio pro reo, en retenant les propos de D. comme étant crédibles et d’avoir écarté des témoignages de la maman de jours, des médecins et assistants sociaux qui n’avaient pas remarqué de maltraitance alors qu’ils suivaient les enfants depuis plusieurs années.
Le Tribunal fédéral fait remarquer que les faits retenus se basent principalement sur l’expertise du 31 octobre 2017 de la fondation E. et sur les déclarations des enfants lors de l’audition du 21 mars 2018. Les experts et les enquêteurs ont considéré qu’en plus d’être spontanées, les déclarations des enfants étaient claires et cohérentes. Au demeurant, ces deux éléments du dossier ne sont pas remis en cause par le recourant. La Cour cantonale a aussi pris en compte que les déclarations de la mère pouvaient potentiellement être remises en cause et que le fait que les médecins et autres professionnels n’aient pas relevé de maltraitance n’était pas déterminant.
Le Tribunal fédéral a donc considéré que la Cour cantonale a eu un raisonnement convaincant et n’a pas commis d’arbitraire. Ces griefs ne peuvent donc pas être retenus.
2. Eléments constitutifs de l’art. 219 CP (consid. 2)
Le Tribunal fédéral présente les différentes conditions objectives nécessaires pour que la réalisation de l’infraction de l’art. 219 CP soit retenue, à savoir :
- l’existence d’un devoir d’assistance (de protection) ou d’éducation (assurer le développement) envers un mineur ;
- l’auteur doit être dans une position de garant1 ;
- le comportement délictueux correspond à une violation ou un manquement à ce devoir2 ;
- une mise en danger du développement physique ou psychique du mineur3 ;
- un lien de causalité entre la violation du devoir et la mise en danger.
Pour que l’infraction soit réalisée, encore faut-il que l’auteur ait agi « de façon répétée ou qu'il viole durablement son devoir d’éducation »4, cependant un seul acte d’une gravité importante pourrait être retenu si « des séquelles durables risquent d’affecter le développement du mineur »5.
Finalement, d’un point de vue subjectif, l’infraction peut être commise intentionnellement ou par négligence, le dol éventuel suffit pour retenir l’infraction6.
Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral estime que toutes les conditions sont remplies. A. est le père des enfants, il a donc une position de garant et son devoir d’assistance et d’éducation est existant. De plus, comme cela ressort des faits établis par la Cour cantonale se basant sur le rapport d’expertise et l’audition des enfants par les enquêteurs, A. a eu un comportement inadéquat et violent tant verbalement que physiquement envers ses enfants, et ce, pendant environ 6 ans. Leur développement physique et psychique a été mis en danger concrètement, la réalisation de cette condition est également confirmée par les experts qui mentionnent la nécessité d’un suivi psychologique de long cours pour les enfants. D’un point de vue subjectif, le Tribunal fédéral considère que l’infraction a bien été commise intentionnellement « au vu de la violence des comportements reprochée au recourant »7
Les griefs soutenus par le recourant sont donc à nouveau infondés et le Tribunal fédéral confirme que la cour cantonale avait, à juste titre, retenu une infraction au sens de l’art. 219 CP.
3. Prescription (art. 97 et 98 CP) et application du droit dans le temps (art. 2 CP) (consid.3)
Le Tribunal fédéral se penche sur la question de la prescription (art. 97 CP). L’art. 98 let. b CP prévoit que la prescription commencera à courir le jour ou le dernier acte a été commis si l’activité s’est exercée à plusieurs reprises. Le Tribunal fédéral va trancher la question de savoir si, dans le cas de l’art. 219 CP, on se trouve bien dans un cas d’unité d’actions (juridique ou naturelle) pour pouvoir retenir la let. b8.
Pour ce faire, le Tribunal fédéral rappelle que l’unité juridique d’actions doit être retenue lorsque la définition pénale de l’infraction prévoit la commission de plusieurs actes séparés ou alors « un comportement durable se composant de plusieurs actes ». L’unité naturelle d’actions, quant à elle, existe lorsque des actes commis de manière séparée, mais répétés ou successifs, dans un laps de temps assez court, pour ne correspondre, in fine, qu’a une seule infraction9. Pour ce qui est de l’infraction de l’art. 219 CP, comme déjà mentionné au considérant 2, sa réalisation présuppose la commission d’actes répétés ou une violation durable du devoir d’éducation10. Les éléments qui précèdent ressortant de la définition légale de l’infraction, le Tribunal fédéral estime que l’unité juridique d’actions est donnée.
Il reste encore à définir si c’est le nouveau ou l’ancien droit qui s’applique en matière de prescription, car dans le cas d’espèce, les faits ont eu lieu entre 2008 et fin 2014. Selon l’art. 2 CP, on applique en principe le droit qui était en vigueur au moment de l’acte sauf si la nouvelle loi est plus favorable à l’auteur11. Le Tribunal fédéral, se fondant sur la jurisprudence et la doctrine majoritaire, retient qu’en cas de délits continus commis dans un laps de temps qui couvre le nouveau et l’ancien droit, le nouveau droit s’applique à l’ensemble des actes commis12.
Par souci de cohérence, le Tribunal fédéral retient cette solution qui doit être adoptée dans le contexte de l’application de l’art. 219 CP. Aussi, dans le cas d’espèce, l’unité juridique d’actions a été retenue et l’ensemble des actes sont considérés comme un tout, et partant, le nouveau droit s’applique avec un délai de prescription de 10 ans. Le Tribunal fédéral a donc considéré que les faits n’étaient pas prescrits, car le jugement de 1re instance a été rendu le 17 septembre 2021. Au demeurant, même si on applique le délai de prescription de 7 ans de l’ancien droit, les faits ne seraient pas prescrits.
4. Décision
Le recours est rejeté.
III. Analyse
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral commence par préciser les conditions d’application de l’art. 219 CP pour répondre au recourant qui conteste que son comportement ait porté atteinte au développement (physique ou psychique) de ses enfants. Le Tribunal fédéral confirme sa jurisprudence découlant de l’ATF 125 IV 64 en mentionnant que l’auteur doit avoir agi de manière répétée ou avoir violé durablement son devoir d’éducation13. Dans la majorité des cas, seuls des actes répétés permettront de conclure à une mise en danger concrète du développement du mineur14.
Dans un deuxième temps, c’est la question du délai de prescription applicable (art. 97 et 97a CP) et de son point de départ (art. 98 CP) qui est abordée. Le recourant semble s’être demandé si l’infraction ne serait pas prescrite, en se fondant sur l’art. 98 let. aCP, qui disposait que la prescription court dès le jour où l’auteur a exercé son activité coupable. Les premiers faits ayant eu lieu en 2014, plus de 7 ans se seraient écoulés depuis le début de la commission des faits et ceux-ci seraient donc prescrits.
La solution retenue par le Tribunal fédéral pour répondre à ces griefs s’articule en deux étapes. Tout d’abord, il s’agit de définir si l’on peut retenir une unité d’actions, et ainsi retenir l’art. 98 al. 2 CP, ce qui signifie que le point de départ du délai de la prescription pour l’art. 219 CP serait fixé dès le jour où le dernier acte s’est produit. Dans un deuxième temps, il faut encore, selon l’art. 2 CP, déterminer s’il faut appliquer le délai de prescription du nouveau ou de l’ancien droit dans le cas où les actes commis se trouvent à cheval entre les deux droits.
Premièrement, depuis 2004, pour déterminer s’il faut considérer plusieurs actes comme un tout en matière de prescription, et donc appliquer l’art. 98 let. b CP, le Tribunal fédéral a retenu les cas d’unité juridique ou naturelle d’actions15. Il faut donc déterminer si dans les cas d’application de l’art. 219 CP on se trouve dans une unité, juridique ou naturelle, d’actions. Dans le contexte de l’art. 219 CP, la commission de l’infraction présuppose des actes répétés et ceci ressort du texte légal. Les différents actes doivent être considérés comme un tout et le Tribunal fédéral a donc retenu la let. b selon laquelle la prescription commence à courir dès le jour du dernier acte si cette activité s’est exercée à plusieurs reprises.
Deuxièmement, dans le cas d’espèce, les actes qui ont mené à la réalisation de l’infraction ont eu lieu entre 2008 et fin 2014, à cheval entre le nouveau et l’ancien droit qui ne comprenait pas les mêmes délais de prescription. En effet, jusqu’en décembre 2013, l’art. 97a CP prévoyait un délai de prescription de 7 ans, alors que le nouveau droit prévoit un délai de 10 ans. Ici, le Tribunal fédéral fait un parallèle avec la solution retenue pour les délits continus développée dans l’arrêt du Tribunal fédéral 6B_196/2012 du 24 janvier 2013. Le Tribunal fédéral suit la doctrine majoritaire, qui s’accorde sur le fait que dans le cas des délits continus à cheval sur le nouveau et l’ancien droit, le nouveau droit s’applique à l’ensemble des faits reprochés au prévenu16. Ce parallèle entre délit continu, qui s’exerce dans la durée, et les cas d’unité d’actions, où des actes ont lieu de manière successive pour ne former qu’une seule infraction, est cohérent. De plus, dans le cas d’espèce, les faits ont cessé fin 2014 et la décision de première instance a été rendue le 17 avril 2023. Les faits ne sont donc pas prescrits, que l’on retienne 7 ou 10 ans.
Pour conclure, on peut noter deux points tout particulièrement importants. Premièrement, le Tribunal fédéral retient une unité juridique d’actions pour l’infraction de l’art. 219 CP, car celle-ci n’est réalisée que si des actes répétés sont commis. Deuxièmement, le parallèle entre l’unité juridique d’actions de l’art. 219 CP et la solution retenue, lorsque des questions d’application du droit dans le temps se présentent pour les délits continus, est cohérent. Comme détaillé ci-dessus, le raisonnement du Tribunal fédéral nous semble logique compte tenu tant de la doctrine majoritaire que de sa jurisprudence.
- La position de garant découle de la loi, d’une décision de l’autorité, d’un contrat, ou d’une situation de fait (ATF 125 IV 64, consid. 1a). ↩
- Le comportement peut dont être réalisé par une action ou une omission. ↩
- L’art. 219 CP n’exige donc pas une atteinte directe mais une mise en danger concrète, ce qui signifie que l’atteinte doit être vraisemblable dans le cas d’espèce. ↩
- ATF 125 IV 64, consid. 1d ; Moreillon, Quelques réflexions sur la violation du devoir d’assistance et d’éducation (art. 219 nouveau CP), RPS 1998, p. 431 ss, p. 437. ↩
- Corboz, Les infractions en droit suisse, vol. I, 3e éd., Bern 2010, art. 219 CP, n° 17. ↩
- ATF 125 IV 64, consid. 1a. ↩
- Arrêt du Tribunal fédéral 6B_782/2022 du 17 avril 2023, consid 2.3. ↩
- ATF 131 IV 83, consid. 2.4.3 à 2.4.5 [= JdT 2007 IV 83] ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_310/2014 du 23 novembre 2015 consid. 4.2. ↩
- ATF 132 IV 49, consid. 3.1.1.3 ; ATF 131 IV 83, consid. 2.4.5. ↩
- Le Tribunal fédéral précise encore que si une seule claque était assénée à un mineur, ce sont les infractions des art. 126 CP (voie de fait) ou art. 123 CP (lésion corporelle simple) qui seraient réalisées. ↩
- ATF 134 IV 82, consid. 6.1. ↩
- Arrêt du Tribunal fédéral 6B_196/2012 du 24 janvier 2013, consid. 1.3. ↩
- ATF 125 IV 64, consid. 1d ; Moreillon, op. cit., art. 219 CP, p. 437. ↩
- Cependant Corboz n’exclut pas qu’un un seul acte d’une gravité importante puisse être retenu s’il mettait en danger le développement physique ou psychique du mineur après sa seule commission (Corboz, op. cit., n° 17). ↩
- ATF 131 IV 83 consid. 2.4.5 [= JdT 2007 IV 83]. ↩
- Voir notamment : Dongois/Lubishtani, in Moreillon et al. (édit.), Commentaire romand Code pénal I – Art. 1-110 CP, 2e éd., Bâle 2021, art. 2 CP, n° 39. ↩