Analyse de l'arrêt ATF 149 V 240 - TF 8C_18/2023 (d)
30 novembre 2023
La compétence cantonale en matière d’aide sociale – analyse de la notion de domicile d’assistance des enfants mineurs placés en institution
I. Objet de l’arrêt
Dans cet arrêt, il est question de déterminer la compétence ratione loci du canton tenu de prendre en charge les frais d’aide sociale des enfants mineurs placés en foyer, alors que le droit des parents de déterminer le lieu de résidence des enfants est retiré. Cette compétence s’examine principalement au gré de la notion de domicile d’assistance, au sens de la loi fédérale en matière d’assistance1. En l’espèce, compte tenu de la situation d’urgence, le canton de St-Gall a avancé les prestations et transmis un avis d’assistance2 au canton de Thurgovie pour le remboursement des frais. Ce dernier n’ayant pas contesté l’avis d’assistance en temps utile, il intente une procédure de rectification3 contre le canton de St-Gall en se prévalant d’une erreur manifeste.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
Dans le cadre d’une procédure de protection de l’union conjugale entre C. A et D. A en mars 2017, leurs enfants, A. et B. A (nés en 2013 et 2015), ont été placés sous la garde de la mère, C. A, au domicile conjugal dans une commune st-galloise. En juillet 2017, l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) a institué une curatelle en faveur des enfants. Puis, en novembre 2018, par des mesures provisionnelles et superprovisionnelles, l’APEA a progressivement retiré aux deux parents le droit de déterminer le lieu de résidence des enfants. Dès le 1er décembre 2018, les enfants ont rapidement été placés en foyer ; le placement définitif n’est prononcé que par décision de l’APEA du 19 novembre 2019. Le 1er avril 2019, C. A a transféré son domicile du canton de St-Gall en Thurgovie.
Le litige qui occupe le Tribunal fédéral dans l’arrêt 8C_18/2023 oppose les cantons de St-Gall et Thurgovie, et plus particulièrement leurs offices cantonaux des affaires sociales, qui considèrent tous deux qu’ils ne sont pas compétents pour verser l’aide matérielle à A. et B. A après la suspension de leur vie commune avec leurs parents. Il s’agit en d’autres termes de déterminer a posteriori le canton tenu de prester selon les règles de sa législation. L’office cantonal du canton de St-Gall a, de lege, « avancé » les prestations et demandé le remboursement des frais à celui du canton de Thurgovie par le biais d’un avis d’assistance. Ce dernier ne s’y est pas opposé dans le délai et soumet à l’office des affaires sociales st-gallois une demande de rectification pour faire constater sa compétence. De son côté, l’Office de St-Gall conteste fermement sa compétence et s’oppose à la demande de rectification. L’opposition est rejetée par le canton de Thurgovie et la décision sur opposition est portée devant le Tribunal administratif du canton de Thurgovie, qui rejette le recours à son tour. Le Tribunal fédéral est finalement saisi de cette affaire, en tant que dernière instance de recours ; il lui reste alors à déterminer si l’instance précédente a violé le droit fédéral en admettant la demande de rectification du canton de Thurgovie, respectivement en attribuant la compétence d’intervention au canton de St-Gall.
B. Le droit
1. La compétence des cantons en matière d’aide sociale
1.1 La compétence intercantonale
Cet arrêt rappelle, sans entrer dans les détails, que la compétence en matière d’aide sociale est réglée par la Constitution fédérale du 18 avril 1999 (Cst.) et est attribuée aux cantons. Dans la teneur de l’article 115 Cst., les personnes dans le besoin sont assistées par leur canton de domicile (c. 5.1).
1.2 La compétence intracantonale
Les relations intracantonales sont ensuite réglées dans chaque canton, selon leur législation. Elle détermine la collectivité publique compétente pour intervenir. Selon la loi cantonale du 29 mars 1984 sur l’aide sociale du canton de Thurgovie4, la compétence ratione loci est attribuée à la commune dans laquelle est domiciliée la personne dans le besoin ou, à titre subsidiaire, la commune du lieu de séjour5. Cette compétence est ainsi déterminée selon les prescriptions de la LAS, plus particulièrement en tenant compte de la notion de « domicile d’assistance » consacrée à l’article 4 de cette loi6 (c. 5.2.1).
2. La notion de domicile d’assistance
2.1 En général
Le considérant 5.2.2 précise que le domicile d’assistance, au sens de la LAS, est le lieu où la personne dans le besoin réside avec l’intention de s’y établir durablement. Il rappelle donc la teneur de l’article 4 LAS. Il ajoute encore que la notion de domicile d’assistance ne se recoupe pas nécessairement avec celle du domicile civil au sens de l’article 23 du Code civil suisse7 et que si la personne concernée quitte ce canton, elle perd automatiquement le domicile d’assistance qu’elle avait jusqu’à lors8 (c. 5.2.2).
2.2 Le domicile d’assistance des enfants mineurs
Dans ce prolongement, le domicile d’assistance des enfants mineurs est fixé par une disposition spéciale de la LAS. Selon cette disposition, l’article 7 LAS, quel que soit son lieu de séjour, l’enfant mineur partage le domicile d’assistance de ses parents9. Si les parents n’ont pas de domicile civil commun, l’enfant mineur a un domicile d’assistance indépendant au lieu de domicile du parent avec lequel il vit de manière prépondérante10. Enfin, la LAS prévoit qu’un enfant qui ne vit pas avec ses parents ou avec l’un d’eux de façon durable a son domicile au dernier domicile d’assistance fixé aux alinéas 1 et 2. Autrement dit, dans ce dernier cas, son domicile est apprécié de manière indépendante, quel que soit le domicile actuel des parents (c. 5.2.3).
De jurisprudence constante, le domicile d’assistance d’un enfant qui est placé de façon durable se détermine, de façon indépendante, d’après l’article 7, alinéa 3, lettre c LAS. En application de cette disposition, le domicile indépendant de l’enfant se situe au lieu de domicile du ou des parents avant le placement durable de l’enfant (c. 5.2.3.1). Le Tribunal fédéral rappelle également, dans ce considérant, que si l’enfant ne justifie pas d’un précédent domicile commun avec au moins l’un de ses parents, le domicile d’assistance est fixé au lieu de séjour (c. 5.2.3.1 in fine).
Lorsqu’un enfant est placé en institution, il y a lieu de déterminer si la solution de placement est durable ou temporaire. En effet, si les séjours ne sont que temporaires, ils ne justifient pas de retenir, pour l’enfant, un domicile d’assistance indépendant de celui des parents. Les séjours sont par exemple temporaires s’ils ne sont que de courte durée ou si un contact étroit demeure avec au moins l’un des parents et s’il est prévu, dans un délai relativement court, que les enfants retournent au domicile familial. En revanche, si la durée du séjour ne peut pas être déterminée ou si l’enfant est placé pour plus de six mois, ces éléments plaident plutôt en faveur d’un placement durable, en retenant les conséquences qui s’en suivent (c. 5.2.3.2).
Le sixième considérant s’interroge précisément sur le caractère durable du placement des enfants A et B. A, en particulier pour déterminer le domicile d’assistance. Le Tribunal cantonal avait en l’occurrence retenu que les enfants avaient été placés « durablement » au moins depuis le 30 novembre 2018. A cette date, le domicile d’assistance devait être fixé dans le canton de St-Gall (c. 6.1).
Contrairement à l’avis de l’instance inférieure, notre Haute Cour retient plutôt que les décisions de l’APEA du 12 décembre 2018 et du 22 mars 2019 ne prévoyaient qu’une solution de placement temporaire, qui n’était pas destinée à durer (c. 7.1.3). En l’espèce, l’APEA est restée dans l’attente de clarifications au sujet de la durée du placement, le temps de recevoir les résultats de l’expertise ordonnée le 12 décembre 2018 – dans laquelle la compétence éducative des parents devait être examinée – , et la formulation contenue dans les décisions provisionnelles présageait plutôt une solution temporaire (c. 7.2). Cela étant, le placement doit être considéré comme temporaire et il ne devient durable qu’au moment où il est définitivement ordonné, soit après la décision du 19 novembre 2019 (c. 7.3).
Il faut donc comprendre que lorsque l’avis d’assistance est notifié au canton de Thurgovie le 2 juillet 2019, le domicile des enfants doit être fixé en Thurgovie. Il était donc seul compétent pour intervenir en matière d’aide sociale. La demande de rectification est donc infondée dans la mesure où le cas d’assistance ne présente aucune erreur manifeste (c. 7.4 et 7.5).
III. Analyse
L’aide sociale est de la compétence des cantons. Selon l’article 115 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 199911 (Cst.), les personnes dans le besoin sont assistées par leur canton de domicile. Sur la base de cette disposition, le législateur a adopté la loi fédérale en matière d’assistance qui précise notamment la notion de domicile. Il s’agit d’une loi de compétence, en ce sens qu’elle fixe uniquement la compétence d’un canton pour assister les personnes dans le besoin12, et non d’une loi arrêtant les conditions d’octroi de l’aide sociale ; cette question reste du ressort des cantons qui doivent prester selon les règles de leur législation. Une fois que la compétence cantonale est fixée, il reste à déterminer, au sein des relations intracantonales, les communes susceptibles d’intervenir, les modalités d’exécution et la clé de répartition des frais liés à l’aide sociale.
Au sens de la LAS, la personne dans le besoin a son domicile d’assistance dans le canton où elle réside avec l’intention de s’y établir durablement. La LAS fait recouper la notion de domicile d’assistance de l’article 4 avec celle de domicile civil de l’article 23 CC, toutefois seulement dans la mesure où cela est compatible avec le but de la législation sur l’aide sociale. Ces deux lois consacrent le principe de l’unité de domicile, selon lequel nul ne peut avoir en même temps plusieurs domiciles. Le domicile s’acquiert par exemple par la déclaration d’arrivée à la police des habitants et, pour les étrangers, par la délivrance d’une autorisation de résidence, à moins qu’il ne soit prouvé que le séjour a commencé plus tôt ou plus tard ou encore qu’il ne soit que provisoire13.
L’article 7 LAS prévoit une réglementation spéciale pour déterminer le domicile d’assistance des enfants mineurs. Le troisième alinéa énonce, de manière exhaustive, les différents cas dans lesquels l’enfant mineur peut constituer un domicile d’assistance indépendant. La lettre c plus particulièrement vise les cas dans lesquels l’enfant a été placé hors du milieu familial de façon durable, par exemple dans le cadre d’un placement ordonné par une autorité. Il permet alors de régler des situations dans lesquelles il n’est pas possible de déterminer avec certitude le domicile d’assistance de l’enfant en se fondant sur les deux premiers alinéas14.
Lorsqu’une citoyenne ou un citoyen suisse a besoin d’une aide immédiate hors de son canton de domicile, le canton de séjour doit la lui accorder15. Est considérée comme séjour selon cette loi la présence effective d’une personne dans un canton, appelé canton de séjour16. Le canton de domicile rembourse au canton de séjour les prestations d’assistance que celui-ci a accordées d’urgence, ainsi que les prestations allouées ultérieurement sur mandat du canton de domicile17. Le canton de séjour qui, en cas d’urgence, assiste une personne dans le besoin et requiert du canton de domicile le remboursement des frais, lui notifie le cas dans les plus brefs délais18. Lorsqu’un canton n’admet pas l’obligation de rembourser les frais, la demande de rectification ou les comptes, il doit notifier au canton requérant, dans les trente jours, son opposition dûment motivée19. Le délai d’opposition court dès la réception de l’avis d’assistance, des comptes ou de la demande de rectification20.
Dans l’arrêt 8C_18/2023, l’Office des affaires sociales du canton de St-Gall, en tant que canton de séjour, a accordé l’aide sociale aux enfants A. et B. A, en prenant en charge notamment les frais de placement. Conformément à la procédure, il a ensuite transmis un avis d’assistance le 2 juillet 2019 au canton de Thurgovie, en tant que canton de domicile, pour qu’il rembourse les prestations qu’il a avancées. L’Office des affaires sociales thurgovien s’y est opposé mais, compte tenu du délai prévu par la LAS, l’opposition n’intervient que tardivement. Le 19 février 2021, après plusieurs échanges avec l’Office des affaires sociales du canton de St-Gall, il lui notifie une demande de rectification.
La procédure de rectification permet, en présence d’une erreur manifeste dans une solution adoptée ou dans une décision prise dans un cas d’assistance, de demander le remboursement des prestations d’assistance à l’Office cantonal définitivement compétent21. Le motif de rectification doit reposer sur un état de fait que les parties ont, expressément ou tacitement, considéré par erreur comme correct, et sur lequel elles se sont basées pour traiter le cas d’assistance. Il ne suffit pas qu’une autre solution soit simplement défendable elle aussi ; il doit s’agir d’une erreur manifeste qui ne prête pas flanc à la critique. Admettre le contraire permettrait aux services cantonaux d’aide sociale de passer outre les conséquences d’une inobservation d’un délai d’opposition22.
Dans le cas d’espèce, l’erreur soulevée dans la demande de rectification concernait un défaut de compétence au sens des articles 115 Cst. et 7 LAS. Le canton de Thurgovie estimait en effet qu’il aurait fallu arrêter le domicile des enfants dans le canton de St-Gall et, partant, lui attribuer la compétence pour prester, ce compte tenu de leur placement en institution dès le mois de décembre 2018. Ce raisonnement est confirmé par les instances précédentes, mais le Tribunal fédéral ne partage pas cet avis.
Selon lui, le domicile d’assistance des enfants se détermine de façon indépendante de celui des parents par l’article 7, alinéa 3, lettre c LAS seulement lorsque l’enfant est placé de façon durable. Or, pour rappel du cas d’espèce, le placement de A. et B. A ne devient durable qu’au moment où l’APEA a rendu sa décision le 19 novembre 2019 et, à ce moment-là, le domicile d’assistance de la mère se situe en Thurgovie. Il retient alors, à raison, que l’Office intimé est responsable du soutien financier des enfants sans qu’il y ait de violation du droit fédéral. Le recours est donc admis ; la décision du Tribunal administratif du canton de Thurgovie du 28 septembre 2022 annulée et la demande de rectification du 19 février 2021 rejetée.
Notes
- Loi fédérale du 24 juin 1977 sur la compétence en matière d’assistance des personnes dans le besoin, LAS ; RS 851.1. ↩
- Art. 30 LAS. ↩
- Cette procédure est réglée par l’art. 28 LAS. ↩
- Gesetzes über die öffentliche Sozialhilfe des Kantons Thurgau (Sozialhilfegesetz ; SHG) vom 29. März 1984 (RB 850.1). ↩
- Art. 4 al. 1 SHG-TG. ↩
- Art. 4 al. 2 SHG-TG. ↩
- Code civil suisse du 10 décembre 1907, CC ; RS 210. ↩
- Dans l’analyse ci-dessous, nous proposerons à toutes fins utiles une analyse détaillée sur l’articulation entre l’article 115 Cst. et la LAS et détaillerons plus avant la distinction entre le domicile civil et le domicile d’assistance. ↩
- Art. 7 al. 1 LAS. ↩
- Art. 7 al. 2 LAS : ↩
- RS 101. ↩
- Art. 1 al. 1 LAS. ↩
- Art. 4 al. 1 et 2 LAS. ↩
- Message du 22 novembre 1989 sur la révision de la loi fédérale sur la compétence en matière d’assistance des personnes dans le besoin, FF 1990 I 46, p. 59. ↩
- Art. 13 LAS. ↩
- Art. 11 al. 1 LAS. ↩
- Art. 14 al. 1 LAS. ↩
- Art. 30 LAS. ↩
- Art. 33 al. 1 LAS. ↩
- Art. 33 al. 2 LAS. ↩
- La rectification est réglée par l’art. 28 LAS. ↩
- Cf. c. 4 de l’arrêt analysé, mais aussi arrêts du TF 8C_530/2014 du 7 novembre 2014, c. 2 ; 2A_714/2006 du 10 juillet 2007, c. 2.2 et 2A.504/1999 du 9 mars 2000, c. 2. ↩