Analyse de l'arrêt ATF 150 I 50 - TF 7B_471/2023 (f)
28 mars 2024
Visites intimes en détention : un droit réservé aux personnes détenues pouvant justifier de relations stables et durables
I. Objet de l’arrêt
Dans cet arrêt destiné à la publication, le Tribunal fédéral (TF) estime qu’il est conforme au droit constitutionnel et au droit conventionnel, notamment au droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH), de refuser, sur la base d’un règlement cantonal, une visite intime à un détenu qui ne peut justifier d’une relation stable et durable avec sa partenaire libre. Cette double condition de stabilité et de durabilité répondrait à la logique voulant que les visites (intimes) visent le maintien de liens affectifs étroits entre proches.
II. Résumé de l’arrêt
A. Les faits
En détention provisoire dans une prison vaudoise, un homme demande à l’Office d’exécution des peines du canton de pouvoir rencontrer sa partenaire dans un parloir intime. Il réitère sa requête deux mois plus tard pour que des mesures soient prises dans la prison où il est incarcéré en vue de lui permettre d’avoir des relations sexuelles. La direction de la prison lui oppose un refus, faute de locaux permettant de telles rencontres.
Le détenu forme un recours contre la décision, lequel se voit rejeté par la direction du Service pénitentiaire du canton de Vaud (SPEN). La juridiction cantonale confirme cette décision négative sur la base de l’art. 82 al. 5 du Règlement sur le statut des personnes condamnées exécutant une peine privative de liberté ou une mesure (RSPC/VD). Cette disposition conditionne l’accès aux rencontres privées à la justification, par la personne détenue, d’une relation stable avec son ou sa partenaire, antérieure à leur incarcération, ou ayant duré six mois au moment de la demande.
Le détenu porte l’affaire devant le TF, concluant à ce qu’il lui soit donné sans délai la possibilité d’avoir des relations sexuelles avec sa partenaire au sein de l’établissement, subsidiairement à ce qu’il soit transféré dans une prison le permettant.
B. Le droit
1. Les droits humains en jeu (c. 3.2.1)
Le TF est appelé à se prononcer sur la compatibilité de l’art. 82 al. 5 RSPC/VD – applicable aux personnes détenues condamnées, dont les personnes en détention avant jugement (art. 236 CPP), et fondant in casu le refus d’accorder des visites intimes au recourant – avec le droit supérieur, plus précisément les art. 8 CEDH, 13 Cst. et 84 CP, ainsi que la Recommandation Rec. (2006) 2 sur les Règles pénitentiaires européennes1.
La liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst.), ainsi que le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH et 13 Cst.) offrent la possibilité aux personnes détenues d’avoir des contacts avec leur famille, dans les limites de la mesure de contrainte dont elles font l’objet2. Ces droits peuvent néanmoins être restreints aux conditions de l’art. 36 Cst., à savoir s’ils reposent sur une base légale et respectent le principe de proportionnalité. L’ensemble des circonstances du cas d’espèce doivent être considérées dans le cadre d’une pesée des intérêts, notamment les buts de la détention, les impératifs de sécurité de l’établissement pénitentiaire, la durée de la détention et la situation personnelle de la personne détenue3.
2. Dans le système régional européen : les restrictions aux visites intimes sous l’angle de l’art. 8 CEDH (c. 3.2.1 – 3.2.3)
La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) estime que la favorisation, par l’institution pénitentiaire, du maintien des contacts entre une personne détenue et sa famille proche est un élément essentiel au respect de la vie familiale4. La notion de famille ne vise ici non pas uniquement les liens du mariage mais aussi, plus largement, les liens familiaux démontrés par des liens personnels étroits5, eux-mêmes attestés par une relation stable entre des personnes de sexe différent ou de même sexe, indépendamment de leur cohabitation6. Sans négliger l’importance de la garantie des visites intimes et relationnelles dans les Etats parties à la CEDH, la CourEDH réfute que la Convention fonderait une obligation d’aménagement de telles visites à charge des Etats, qui disposent donc d’une marge d’appréciation certaine à cet égard7. Les restrictions à l’octroi de visites intimes sont certes examinées par la CourEDH sous l’angle de la garantie à la vie privée et familiale, mais en se limitant à un contrôle de l’arbitraire8.
En outre, la Règle 24.1 de la Recommandation Rec. (2006) 2, qui a valeur de directive mais dont le TF tient compte, prévoit que les personnes détenues doivent avoir la possibilité de communiquer, fréquemment et par divers moyens, avec leur famille ou des tiers, tout comme de recevoir des visites. En cela, cette règle trace les contours des responsabilités des administrations pénitentiaires en vue de la mise en œuvre de l’art. 8 CEDH9.
3. En droit suisse : un accès aux parloirs intimes conditionné au maintien des liens affectifs d’un couple stable et durable (c. 3.2.5 – 3.3)
En droit fédéral suisse, l’art. 84 al. 1 CP dispose qu’une personne détenue a le droit de recevoir des visites et d’entretenir des relations avec le monde extérieur, notamment avec ses proches. Cette disposition ne réglemente toutefois pas les modalités d’exécution des visites conjugales ou intimes. A cet égard, elle n’offre pas de protection plus large que la CEDH et la Cst.10 et n’élargit pas le cercle de personnes concernées par des visites intimes. La jurisprudence fédérale ne prévoit donc pas de droit au bénéfice des personnes détenues à entretenir des relations avec d’autres personnes que leurs proches. Le TF a jusqu’ici interprété la notion de proches comme désignant les époux·ses, concubin·es, parents, frères et sœurs, et enfants11. Le cercle des personnes concernées par les visites ordinaires étant restreint, celui des visites intimes doit a fortiori être limité, étant admis que ces dernières sont moins fréquentes, présentent des difficultés supplémentaires d’un point de vue organisationnel, ce d’autant plus qu’elles ne sont pas soumises à surveillance comme le sont les visites ordinaires (art. 84 al. 2 CP).
Les personnes concernées par la notion de proches, susceptibles de bénéficier de visites intimes, peuvent être précisées par les institutions carcérales cantonales dans une loi matérielle. Dans le canton de Vaud, l’exécution des sanctions est régie par la Loi sur l’exécution des condamnations pénales (LEP/VD, précisée par le Règlement sur le statut des personnes détenues placées en établissement de détention avant jugement [RSDAJ]) ; lorsqu’une personne est soumise au régime de l’exécution anticipée des peines, les modalités de cette dernière sont réglées par le RSPC/VD, dont l’art. 82 traite des « rencontres privées ». Celles-ci doivent être organisées, dans la mesure du possible, afin de permettre « le maintien des liens de couple ». L’art. 82 al. 5 RSPC/VD prévoit que, « [p]our pouvoir bénéficier d’une rencontre privée, les personnes condamnées doivent justifier d’une relation stable, antérieure à leur incarcération, avec leur partenaire », ajoutant que « [s]i la relation n’est pas antérieure à leur incarcération, elle doit, au moment où la rencontre privée est sollicitée, durer depuis 6 mois au moins ». La Directive SPEN précise la norme réglementaire : les personnes détenues adultes peuvent solliciter une rencontre privée avec leur partenaire régulier·ère, à compter que la relation soit stable et permette de maintenir des liens affectifs.
Pour le TF, l’art. 82 RSPC/VD, tel que concrétisé par la Directive SPEN, excède les garanties de la CEDH, dès lors qu’il permet aux personnes détenues d’entretenir des relations intimes aux fins de maintenir des liens de couple, et ce, alors même que la CourEDH n’impose pas d’obligation étatique d’aménagement de telles visites. Le droit vaudois ne saurait donc être considéré comme contraire à la CEDH et à la Cst., puisqu’il permet des visites intimes, fût-ce exclusivement pour des relations d’une certaine nature et durée. L’art. 82 RSPC/VD ne limite pas le cercle de personnes pouvant bénéficier des visites intimes aux conjoint·es, concubin·es, mais y inclut les personnes entretenant un lien affectif suffisamment étroit avec la personne détenue sans pour autant habiter avec elle. Ainsi la compréhension de la notion de proches découlant de l’art. 82 RSPC/VD est-elle à tout le moins aussi large que l’interprétation qu’en fait la CourEDH, laquelle se réfère à des liens personnels étroits et effectifs indépendants d’une cohabitation.
Les exigences de stabilité et de durée du couple prévues par l’art. 82 RSPC/VD et la Directive SPEN garantissent que la relation ait suffisamment de constance pour répondre à la notion de proches. Le critère de la stabilité doit ici être compris comme excluant une relation qui serait certes durable mais néanmoins fluctuante. Par ailleurs, la durée minimale de six mois ne s’applique que dans l’hypothèse d’une relation survenue postérieurement à l’incarcération, compte tenu des plus grandes difficultés à nouer une relation étroite et durable lorsque l’un·e des partenaires est incarcéré·e. Cette exigence est d’autant moins critiquable qu’il s’agit de la durée minimale pour prétendre à des visites privées, quelle que soit la nature de la relation.
Pour toutes ces raisons, le refus, fondé sur l’art. 82 RSPC/VD, d’accorder des visites intimes à des personnes détenues ne pouvant se prévaloir d’une relation de couple stable et durable est conforme au droit supérieur.
Au demeurant, le recourant fait valoir que l’appréciation des preuves par la juridiction cantonale est entachée d’arbitraire, en ce qu’elle nie le caractère stable et durable de son couple. Sur ce point, le TF relève que le recourant ne semble pas avoir vécu avec son amie, qui résidait à l’étranger pendant qu’il menait ses activités criminelles en Suisse ; leurs contacts avant et après la demande de parloir intime étaient peu fréquents, incluant tout au plus un appel via Skype dans le même mois que la requête, et des échanges entre l’amie et l’avocat du détenu. Le recourant n’avait pas déposé de demande de rencontre ordinaire avec son amie, ce qui en soi n’exclut pas une visite intime mais tend ici à faire douter de la stabilité et de la durabilité de leur relation. Nul autre élément ne plaide en faveur de la reconnaissance d’un lien suffisamment étroit entre les intéressé·es pour leur octroyer des rencontres intimes. Ainsi la juridiction cantonale n’a point fait preuve d’arbitraire en estimant que le détenu et sa partenaire ne formaient pas un couple selon l’art. 82 RSPC/VD.
III. Analyse
Le présent arrêt constitue la première opportunité pour le TF de se prononcer sur les conditions d’accès aux visites intimes dans les (rares) établissements pénitentiaires disposant de locaux à cet effet en Suisse12. Le raisonnement des juges montre que l’accès à la sexualité avec des personnes libres est davantage une possibilité pour les détenu·es pouvant justifier d’une relation de couple stable et durable qu’un droit à la sexualité, quelle qu’elle soit. L’approche du TF est néanmoins en ligne avec la jurisprudence de la CourEDH qui, tout en saluant l’aménagement de parloirs intimes par les Etats membres à la Convention13 ne reconnaît pas d’obligation pour ces derniers d’organiser des visites intimes. Aussi, quand bien même la CourEDH ne limite pas le droit à la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) aux relations conjugales, de concubinage ou de cohabitation14, elle n’étend pas le cercle des personnes pouvant accéder aux visites intimes au-delà des proches. La jurisprudence récente en la matière confirme d’ailleurs cette position de la Cour, selon laquelle une violation de l’art. 8 CEDH ne doit du reste être retenue que si le refus d’accorder une visite est « arbitrary or manifestly unreasonable »15.
Si le raisonnement du TF apparaît donc conforme à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, il n’est toutefois pas sans poser de questions du point de vue de l’égalité de traitement et du respect de la liberté sexuelle, rattachée au droit à la vie privée protégé par l’art. 8 CEDH, si ce n’est au droit à la vie familiale garanti par cette même disposition. La Cour a en effet admis que la sexualité – dans sa pluralité – revêt une « une importance physique et psychologique pour l’épanouissement » des individus16 et est une « composante[] importante[] du domaine personnel protégé par l’article 8 »17. Certes, le droit à la vie privée et familiale, et a fortiori la liberté sexuelle qui ne fonde pas d’obligation étatique de rendre ladite liberté effective, peut être restreint ; il l’est d’ailleurs, de fait, en raison de la détention qui, per se, entrave la possibilité des personnes condamnées d’entretenir des relations sexuelles, à tout le moins avec des personnes libres. Il peut (et doit) l’être aussi, juridiquement, pour des raisons de sécurité, ce qui découle tant de l’art. 36 Cst. que de l’art. 74 CP posant que l’exercice des droits des personnes détenues ne peut être restreint que dans la mesure requise par la privation de liberté et par les exigences de la vie collective de l’établissement. Dans le même sens et plus spécifiquement, l’art. 84 al. 2 CP prévoit que les visites peuvent être limitées ou interdites pour des raisons d’ordre et de sécurité de l’établissement.
A notre sens, les restrictions à ce droit ne devraient être envisageables que sur la base des motifs mentionnés à l’art. 84 al. 2 CP, dans le respect du principe de proportionnalité. Conditionner au surplus les visites intimes à l’existence d’une relation stable et durable entre les intéressé·es procède d’une appréhension normative et morale de la sexualité, en ce sens que seule une forme de sexualité mériterait d’être entretenue (en prison) : celle qui se fonde sur des liens affectifs étroits, qui s’inscrit dans une relation durable, qui ne « fluctue » pas (pour reprendre les termes du TF). De là aussi une certaine hiérarchisation des sexualités, valorisant celle du couple stable et durable, méritant d’être entretenue durant le temps de l’incarcération, alors qu’une sexualité ne répondant pas à ces critères – en somme, une sexualité non conforme aux normes sociales – peut à elle seule fonder un refus d’accès à des visites intimes18.
Certes, les conditions de stabilité et de durée sont déduites de la notion de proches, elle-même utilisée pour délimiter le cercle des bénéficiaires de visites intimes en vue du maintien de liens affectifs. Mais c’est bien cette approche restrictive de la question, sous le seul angle du droit au respect de la vie familiale (plutôt que plus largement au respect de la vie privée ou de la liberté personnelle) qui pose question au vu de ce qui précède. Il est d’ailleurs tout à fait intéressant d’observer, d’un point de vue sémantique, que les termes en lien avec la sexualité n’apparaissent que rarement dans l’arrêt du TF, ceux relatifs à l’intimité étant réinscrits dans le registre des proches et des liens affectifs19.
Il est à noter que la position ici défendue n’est pas unique dans la littérature juridique suisse, contrairement à ce que laisse entendre le TF, lorsqu’il prétend qu’il est « communément admis par la doctrine »20 que les visites intimes visent à entretenir des relations solides et durables et qu’elles ne sauraient dès lors être étendues à d’autres personnes que des proches du ou de la détenu·e, notamment à des personnes travailleuses du sexe. Les auteur·es en doctrine apparaissent en effet davantage partagé·es sur ce point. Ainsi, seul Martino Imperatori se prononce franchement contre la possibilité pour les détenu·es d’entretenir des rapports sexuels avec des travailleur·euses du sexe21, Benjamin Brägger et Tanja Zangger semblant plutôt faire état de la pratique en vigueur sans formuler d’opinion personnelle22, Fabienne Germanier se montrant plutôt défavorable mais laissant néanmoins la question ouverte23, pendant que trois autres auteurs s’expriment sans équivoque pour la possibilité d’accéder aux parloirs intimes avec tout·e partenaire. Ainsi Stefan Trechsel et Peter Aebersold sont-ils d’avis que « [s]olche Besuche dürfen nicht auf Ehepartner beschränkt werden, grundsätzlich sind auch SexarbeiterInnen zuzulassen »24, et Alain Joset – qui n’est étonnamment pas cité par le TF – estime-t-il que « [d]ie Möglichkeit, sexuelle Kontakte zu pflegen, ist Teil der Persönlichkeitsentfaltung und wohl ein elementares Bedürfnis vieler Strafgefangene […] Dabei kann es keine Rolle spielen, mit welchen erwachsenen Personen (Ehegatten, Partnern, Sexworkerinnen und Sexworkern) der Strafgefangene einvernehmliche sexuelle Kontakte pflegen will »25. On peut alors regretter que le TF n’ait pas tranché ce point, étant admis que, même en étendant théoriquement le cercle de bénéficiaires des visites intimes, les juges auraient toujours pu conclure que le règlement vaudois n’était pas pour autant contraire à la Constitution et à la CEDH.
Reste qu’il conviendrait selon nous de renoncer à la double exigence de la stabilité et de la durabilité, même si elles ne rendent pas inconstitutionnelles les normes cantonales la prévoyant. En effet, ces critères sont d’autant plus problématiques qu’ils sont imprécis, accroissant le pouvoir discrétionnaire des autorités pénitentiaires en matière d’octroi, respectivement de refus, de visites intimes. Mais peut-on raisonnablement admettre que l’étendue d’une restriction à un droit fondamental ou à une liberté dépende d’éléments tels que la politique carcérale dans un établissement donné et de critères aussi subjectifs que la stabilité d’une relation26, quand bien même cette restriction demeurerait constitutionnelle ? Ceci est sans compter que la vérification de ces conditions suppose un regard intrusif de l’administration pénitentiaire, qui se doit de facto d’évaluer les relations en cause. Renoncer à de telles conditions permettrait ainsi de se prémunir contre tout risque d’« instrumentalisation de l’intimité […] »27 par les autorités pénitentiaires aux fins de contrôler les personnes incarcérées.
Enfin, l’abandon de telles conditions, et plus généralement la renonciation à une approche du droit au visites intimes sous l’angle étroit du maintien des liens affectifs entre proches, permettrait de remédier à la situation actuelle où la sexualité avec des personnes libres est avant tout un privilège « pour les quelques-uns qui ont réussi, malgré les épreuves de l’incarcération, à maintenir des liens affectifs avec un(e) partenaire »28, soit une minorité des détenu·es29. Ceci dans un contexte plus général d’inégalité de traitement entre personnes incarcérées, dans la mesure où seules quelques prisons du pays disposent de parloirs intimes30 – et celles pour femmes en Suisse romande en sont notablement dépourvues31. De surcroît, ayant à l’esprit la grande mobilité d’un établissement à un autre, le fait est qu’une personne peut avoir un droit un jour et le perdre le lendemain.
En résumé, il peut être conclu de ce qui précède que la possibilité pour les personnes incarcérées d’avoir des relations sexuelles avec des personnes libres, comprise comme une composante du droit à la vie privée et familiale (art. 8 CEDH), s’inscrit dans un cadre juridique mal défini en Suisse, mais manifestement restreint à des relations de couple fondées sur des liens affectifs étroits, stables et durables. Les parloirs intimes ne visent donc pas à rendre possible, en milieu carcéral, la sexualité pour elle-même, mais la sexualité comme moyen de maintenir des liens affectifs entre proches. Pour toutes les raisons avancées plus haut, cette situation, bien qu’elle ne soit pas incompatible avec la Cst. et la CEDH, n’est pas satisfaisante en tant qu’elle procède d’une appréhension morale et normative de la sexualité, offrant un large pouvoir discrétionnaire aux autorités pénitentiaires pour refuser des visites intimes. Et si la liberté sexuelle n’est pas un droit subjectif entraînant, en revers, une obligation étatique de garantir aux individus un accès à la sexualité, il n’en demeure pas moins que, comme le relève l’éminente juriste Danièle Lochak, « toute liberté, à partir du moment où elle est consacrée par le droit positif, produit des conséquences à l’égard d’autrui, au moins sous la forme d’une obligation de respecter cette liberté, de ne pas l’empêcher de s’exercer : le droit subjectif, au sens d’un droit juridiquement protégé, est donc inséparable de la liberté, il en est la condition d’existence. Sinon, la liberté n’est qu’une simple faculté, toujours susceptible d’être remise en cause »32. Dès lors que la sexualité est considérée comme une composante du droit à la vie privée, l’accès aux parloirs intimes devrait être une possibilité pour tout·e détenu·e, fondée sur ce droit, indépendamment de la qualité de sa relation avec son ou sa partenaire libre, sous la réserve de restrictions (proportionnées) pour des motifs d’ordre et de sécurité (art. 84 al. 2 CP). Il s’agit là de la seule manière de garantir pleinement le respect des droits fondamentaux qui, rappelons-le, « cannot stop at the prison gate »33.
NB : Le présent commentaire sera en partie repris et prolongé dans une contribution scientifique intitulée L’intimité sous les verrous : lorsque les représentations normatives de la sexualité tracent les contours juridiques des « visites intimes » dans les prisons suisses.
Notes
- Il est rappelé à cet égard que la constitutionnalité d’une norme de droit cantonal peut être examinée à l’occasion d’un contrôle concret de la disposition, étant admis qu’en cas d’inconstitutionnalité, les juges ne sauraient annuler ladite norme, mais pourraient uniquement modifier la décision l’appliquant (not. arrêt TF 2C_284/2019 du 16.09.2019, consid. 5.1). ↩
- ATF 149 I 161, consid. 2.2. ↩
- Not. ATF 149 I 161, consid. 2.1. ↩
- CourEDH, Aliev c. Ukraine, 29.04.2003, requête n° 41220/98, § 187. ↩
- CourEDH, Paradiso et Campanelli c. Italie, 24.01.2017, requête n° 25358/12, § 140. ↩
- CourEDH, Vallianatos et autres c. Grèce, 7.11.2013, requêtes n° 29381/09 et 32684/09, § 73. ↩
- Not. CourEDH, Epners-Gefners c. Lettonie du 29 mai 2012, requête n° 37862/02, § 62. ↩
- CourEDH, Leslaw Wójcik c. Pologne, 01.07.2021, requête n° 66424/09, § 125 -135. ↩
- ATF 149 I 161, consid. 2.2. ↩
- TF, 6B_80/2014 du 20.03.2014, consid. 1.3. ↩
- ATF 118 Ia 64, consid. 3o ; 102 Ia 299, consid. 3. ↩
- Uniquement 10% des centres de détention disposent de parloirs intimes (B. F. Brägger/T. Zangger, Freiheitsentzug in der Schweiz : Handbuch zu grundlegenden Fragen und aktuellen Herausforderungen, Berne 2020, p. 169 ; J.-S. Blanc/Q. Markarian, La binarité du droit pénitentiaire suisse et ses effets au prisme du genre et de la sexualité, à paraître en 2025). ↩
- Not. CourEDH, Aliev c. Ukraine, 29.04.2003, requête n° 41220/98, § 188. ↩
- CourEDH, Schalk et Kopf c. Autriche, 24.06.2010, requête n° 30141/04, § 91 ; CourEDH, Azerkane c. Pays-Bas, 02.06.2020, requête n° 3138/16, § 65. ↩
- Cf. CourEDH, Leslaw Wójcik c. Pologne, 01.07.2021, requête n° 66424/09, § 125. ↩
- CourEDH, Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, 25.07.2017, requête n° 17484/15, § 52. ↩
- CourEDH, K.A. et A.D. c. Belgique, 17.02.2005, requête n° 42758/98 et n° 45558/99, § 79. A ce propos : J.-P. Marguénaud, Liberté sexuelle et droit de disposer de son corps, Droits, 2009, 1/49, p. 24 ; F. Bouhon/ M. Franssen, La vie affective et sexuelle des personnes détenues : les visites en prison au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, Revue trimestrielle des droits de l’Homme, 2023, 4/136, p. 945. ↩
- Dans le même sens, au regard de la situation en France : C. Lancelevée, Une sexualité à l’étroit. Les unités de visite familiale et la réorganisation carcérale de l’intime, Sociétés Contemporaines, 2011, 3/83, p. 125. ↩
- Ceci n’est pas sans rappeler le « glissement sémantique » observé par la sociologue Camille Lancelevée dans le contexte français de la création d’unités de visites familiales : C. Lancelevée, op. cit., p. 110-111. ↩
- Arrêt TF 7B_471/2023 du 03.01.2024, consid. 3.2.5. ↩
- BSK StGB I-Imperatori, Art. 84 N 3. ↩
- B. F. Brägger, T. Zangger, op. cit., p. 167 et 169. ↩
- F. Germanier, Angehörigeninteressen in der Strafzumessung, Luzerner Beiträge zur Rechtswissenschaft, Zurich 2019, p. 9. ↩
- S. Trechsel/S. Aebersold, Art. 84 StGB, in : S. Trechsel, M. Pieth (dir.), Praxiskommentar Schweizerisches Strafgesetzbuch, 4e éd., Zurich 2021, N. 2. ↩
- A. Joset, Art. 84 StGB, in : D. K. Graf (dir.), StGB Annotierter Kommentar, Berne 2020, N. 4. ↩
- Dans le même sens : F. Bouhon/M. Franssen, op. cit., p. 962. ↩
- C. Cardon, Relations conjugales en situation carcérale, Ethnologie française, 2002, p. 86 qui parle plus précisément d’une « instrumentalisation de l’intimité conjugale comme moyen de contrôle de la population pénale ». F. Bouhon/M. Franssen, op. cit., p. 962 reprennent également l’expression de manière plus large. ↩
- C. Lancelevée, op. cit., p. 120. ↩
- C. Lancelevée, op. cit., p. 127. ↩
- Du même avis : B. F. Brägger/T. Zangger, op. cit., p. 170, répétant ici le constat fait cinq ans plus tôt déjà dans F. Brägger, Intimbesuche im geschlossenen Straf- und Massnahmenvollzug in der Schweiz : Ein Überblick über den rechtlichen Rahmen und die praktische Umsetzung, in : D. Fink et al. (dir.), Sexualität, Devianz, Delinquenz, Berne 2015, p. 142 (« Somit besteht in der Schweiz eine klare Ungleichbehandlung im Rahmen der Intimbesuche, d.h. je nach Vollzugsanstalt besteht diese Möglichkeit oder eben gerade nicht »). ↩
- Sur les enjeux de genre inhérents à cette situation, cf. J.-S. Blanc/Q. Markarian, op. cit., expliquant que « [l]’impossibilité pour les femmes détenues en Suisse romande d’accéder à un parloir intime a plusieurs origines, dont la crainte de devoir gérer grossesses et accouchement », et « la perception de la sexualité féminine, considérée comme étant avant tout liée à un besoin d’affectivité, en opposition avec la sexualité masculine, comprise comme un besoin naturel ». ↩
- D. Lochak, La liberté sexuelle, une liberté (pas) comme les autres ?, in : D. Borrillo/D. Lochak, La liberté sexuelle, Paris 2005, accessible sur https ://hal.parisnanterre.fr/hal-01762202/document. ↩
- CourEDH, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, 25.07.2013, requêtes n° 51111/07 et 42757/07, § 836 : « the [European] Convention [on Human Rights] cannot stop at the prison gate ». ↩